Jean-Paul Kauffmann : L’accident ou la mémoire en éclats

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accident kaufmann

Il existe des blessures d’enfance qui forment des gouffres silencieux au fond de l’âme. Avec L’accident (Éditions des Équateurs, 2025), Jean-Paul Kauffmann remonte le fil d’un drame ancien, survenu à Corps-Nuds, près de Rennes, bien avant ses propres épreuves, mais dont l’écho funèbre n’a cessé de résonner.

Une recommandation de l’émission Faites-moi lire : une coproduction Champs libres-TVR-Unidivers.fr, présenté et rédigé par Nicolas Roberti en collaboration avec les bibliothécaires de la bibliothèque des Champs libres où vous pouvez consulter cet ouvrage.


Le 2 janvier 1949, à Corps-Nuds, en Bretagne, dix-huit jeunes footballeurs âgés de 16 à 30 ans trouvent la mort dans un accident de car alors qu’ils rentrent d’un match. Une tragédie locale, mais d’une densité symbolique qui excède de loin les frontières du fait-divers. Jean-Paul Kauffmann avait quatre ans et demi. Trop jeune pour comprendre. Trop jeune pour oublier.

Plus de sept décennies plus tard, ce survivant indirect, lui-même marqué par l’Histoire — son enlèvement à Beyrouth en 1985 le condamna à trois années de captivité — revient sur ce drame inaugural de son paysage mental. Dans ce livre grave, traversé d’ombres et de silences, il entreprend une forme d’enquête intime, non pas pour établir une vérité journalistique, mais pour sonder la persistance des absents dans la mémoire collective et individuelle.

Il ne s’agit pas ici de convoquer la nostalgie, ni de rejouer les larmes du passé. Au contraire, L’accident prend la forme d’une méditation presque métaphysique sur l’absence, sur ces morts jeunes dont les visages ont traversé la vie de l’auteur comme des silhouettes floues. Chaque nom prononcé, chaque famille endeuillée, chaque souvenir d’enfant esquisse la carte d’un traumatisme enfoui. Car cette tragédie a laissé, dans le cœur du bourg breton, une cicatrice invisible mais durable.

En reconstituant avec une pudeur immense les fragments du drame — les circonstances météorologiques, l’état du véhicule, la sidération des proches — Kauffmann interroge le destin, ce « point aveugle de l’existence » où la vie bascule dans l’irréparable. Il ausculte aussi la manière dont un village, un territoire, absorbent, digèrent et transmettent ces tragédies à travers les générations.

Ce livre est également une réflexion oblique sur la survie elle-même. Le sort de ces jeunes gens, brutalement interrompus dans l’élan de leur jeunesse, résonne étrangement avec le parcours de l’auteur, qui connut d’autres formes d’enfermement et de sursis. Cette mise en miroir discrète n’est jamais appuyée ; elle irrigue toutefois chaque page, comme une sourde interrogation sur l’arbitraire de la fatalité.

En filigrane, Kauffmann restitue la force hypnotique du passé breton, entre foi catholique, pudeur paysanne et ritualisation du deuil. Il redonne aux victimes de Corps-Nuds leur poids d’humanité, sans céder au pathos. L’écriture, d’une sobriété ciselée, refuse l’emphase. Chaque phrase résonne longuement comme une respiration suspendue.

Avec L’accident, Jean-Paul Kauffmann poursuit, à sa manière si singulière, cette œuvre de mémoire entamée de longue date. Après ses récits de captivité (La Maison de retour), ses méditations sur les lieux (La Chambre noire de LongwoodOutre-Terre), il signe ici un livre fragile et essentiel, qui explore le deuil collectif et la survivance intérieure. Ce n’est ni un récit de faits, ni une confession, ni une quête de réparation : c’est une longue marche dans le brouillard des âmes, où le lecteur progresse à pas feutrés, porté par la gravité du silence.

  • Titre : L’accident
  • Auteur : Jean-Paul Kauffmann
  • Éditeur : Éditions des Équateurs
  • Date de parution : février 2025
  • Nombre de pages : 224 p.
  • Prix : 22 €
  • ISBN : 979-10-303-0621-7
Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.