Jeanne Laurent (1902-1989) a joué un rôle majeur dans la politique française de décentralisation et de démocratisation de la culture sous la IVe République. Elle était l’une de ces rares femmes de la haute administration qui étaient déterminées à transformer en actions concrètes un projet idéaliste moqué par beaucoup.
Alors qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, la France se trouve exsangue, comme la majorité des pays ayant pris part au conflit, des gouvernements provisoires se succèdent, le temps de retrouver une certaine forme de stabilité politique. Le régime de Vichy étant tombé, accablé de honte, la IIIe République d’avant-guerre est morte. De nouvelles bases sont jetées à travers la Constitution du 27 octobre 1946 qui donne naissance à la IVe République. Une des préoccupations majeures, dans cette France en reconstruction, est de se prémunir contre la possibilité d’une nouvelle guerre. Or, quoi de mieux pour lutter contre la barbarie, au pays des Lumières, que l’instruction par la culture ? C’est ainsi que Jeanne Laurent, en tant que haut fonctionnaire, œuvre à concrétiser l’un des préceptes fondamentaux établis par la constitution de 1946 : « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte […] à la culture ».
Une femme de décision au sein d’un gouvernement instable
Née en 1902 dans la petite commune de Cast, dans le Finistère, Jeanne Laurent est issue d’une famille d’agriculteurs. Elle mène un parcours exemplaire que ni rien ni personne n’aurait pu prédire. Celle qui quitta sa Bretagne natale afin de poursuivre ses études à l’École des Chartes à Paris côtoie de grands hommes politiques, intellectuels, personnalités du théâtre alors qu’elle occupe un rôle majeur dans la politique culturelle de la IVe République. Elle demeure l’une des grandes figures de la culture en France. Et pour cause…
En 1930, la jeune femme intègre le ministère de l’Éducation nationale grâce à son diplôme d’archiviste-paléographe. Ce n’est qu’à partir de 1946 que son travail en faveur de l’accès à la culture par le plus grand nombre, notamment par le biais de la décentralisation théâtrale, débute réellement. Alors nommée à la tête de la sous-direction des spectacles et de la musique, toujours sous le même ministère, Jeanne Laurent fait preuve d’une implication assez rare pour être soulignée. Même si elle est une femme d’administration et donc de paperasse, elle se démarque par son travail acharné, mené à coups de projets qu’elle s’efforce de concrétiser tout au long de ses six années d’activité. Ces projets, Jeanne Laurent les réalise aussi grâce à l’instabilité ministérielle caractéristique de la IVe République. N’ayant pas vraiment de ligne politique stable à suivre, elle prend les choses en main et mène le bateau chavirant de la politique culturelle française à bon port grâce à sa passion pour l’art, ses connaissances dans le milieu et surtout son esprit d’initiative.
L’instigatrice de la culture pensée comme un service public
Les idées mises en œuvre par Jeanne Laurent ne sont pas vraiment nouvelles. Dès la fin du XIXe siècle, une volonté de rendre accessible le théâtre au plus grand nombre, en l’exportant en dehors de la capitale parisienne, se fait sentir. Ainsi, différentes scènes s’installent en province (le Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher, créé en 1895, à Bussang dans les Vosges) et plusieurs compagnies optent pour l’itinérance (les Comédiens routiers de Léon Chancerel au sein des Scouts de France). Le but est double, car avec ces nouvelles compagnies, il s’agit également de proposer un théâtre de meilleure qualité, plus varié, pour changer du théâtre bourgeois de pur divertissement qui était monnaie courante à Paris. Ainsi, Jeanne Laurent, s’inspirant de l’exemple de ses aînés, se démène pour favoriser la création théâtrale de deux manières.
Elle commence, tout d’abord, par mettre à disposition de réelles ressources matérielles pour les troupes de théâtre. Elle lance la création des tout premiers centres dramatiques nationaux (en Alsace, puis à Saint-Étienne, Toulouse, Rennes et en Provence). Ces lieux sont entièrement consacrés à la création théâtrale et subventionnés par l’État. Ensuite, Jeanne Laurent entend favoriser cette création théâtrale par le soutien direct des artistes, amateurs ou professionnels. Pour ce faire, elle crée, en 1946, le Concours des jeunes compagnies et met en place une Aide à la première pièce dès 1947. Cette même année, elle aide le comédien et metteur en scène Jean Vilar à créer le Festival d’Avignon, devenu aujourd’hui le deuxième plus important événement mondial à promouvoir les pratiques de théâtre et de spectacle vivant.
Ainsi, par ses diverses initiatives, Jeanne Laurent a réussi à institutionnaliser le concept un peu flou de décentralisation théâtrale. Elle a mis en place de véritables moyens pour soutenir la création artistique – qu’ils soient d’ordre financier, matériel ou même intellectuel. Elle a rendu accessible à toutes les classes de la société française, une pratique qui était perçue par beaucoup comme étant réservée aux élites bourgeoises. C’est d’ailleurs pour cela que plusieurs directeurs de théâtre de la capitale française se plaisaient à la critiquer. Dès 1952, elle est donc mise de force sur le banc de touche, affectée à un nouveau poste qui n’a pas beaucoup de liens avec son travail précédent. Elle reste pourtant dans la mémoire nationale comme « la fondatrice de la politique culturelle moderne » selon les mots de Jack Lang. Une dame de la culture dont l’immense passion et détermination lui auront permis, jusqu’à son décès en 1989, de travailler à la « réconciliation des arts et de l’État ».