Dans Khomeiny, Sade et moi, Abnousse Shalmani dévoile l’Iran contemporain dont elle s’est exilée. C’est en France qu’elle découvre la littérature libertine et qu’elle croise, à son grand effarement, des femmes voilées. Biographie romancée d’une libération qui réfléchit le monde comme des lettres persanes en temps de Lumières assombries.
Tournant historique majeur : l’Ayatollah Khomeiny renversa le shah Mohammad Reza Pahlavi à la suite du référendum du 1er avril 1979 qui porta et sanctifia les islamistes à la tête d’un l’Etat politique religieux. Khomeiny installa dès lors en Iran une République islamique qu’il gouverna jusqu’à son décès au titre de « Guide suprême ». L’endoctrinement idéologique de type religieux et l’emprise psycho-terrorisante, voilà ce que Khomeiny imposa au peuple tandis que la figure de l’étranger devint l’ennemi national de l’islam politique. Ce même Khomeiny qui s’exila en France dès 1978…
Mon premier souvenir historique devint la litanie de mon désespoir.
La résistance nait spontanément en réponse à une violence infligée. Enfant, Abnousse Shalmani est contrainte à porter le foulard-cagoule, la robe et le pantalon gris réglementaire – uniforme de la honte imposé par le diktat des séides de Khomeiny. L’auteur raconte dans des pages au style direct et sans fard sa progressive rébellion contre un régime qui impose le voile de la disparition comme préliminaire à l’extinction de toute forme féminine. Ce récit intime et corsé du corps féminin qui réclame son droit d’exister en défiant et répondant à l’obscurantisme de l’islam politisé.
Si la petite fille que j’étais a éprouvé le désir de se mettre à nue dans l’enceinte de son école, ce n’était pas à cause des fortes chaleurs. C’était par provocation. Provocation du même ordre que de jouer à saute-mouton dans la salle de prière de la mosquée de l’école. C’était physique. Si c’est comme ça, tu vas voir ce que tu vas voir ! Je vais me venger ! Je vais le porter ce foulard gris qui serre trop mais tu vas voir. Et beaucoup ont vu. Mon cul.
Duo central : les « barbus » et les « femmes corbeaux ». Ce roman mémoriel raconte notamment comment Abnousse Shalmani, encore enfant, tente d’échapper à ces gardiennes toutes de noir vêtues et aux barbus islamiques figures fantomatiques et traumatisantes de son existence.
Des six années conscientes que j’ai passées à Téhéran après la Révolution, entre deux et huit ans, je garde un souvenir terrible des femmes. Aucun homme ne m’a jamais fait autant souffrir que les femmes corbeaux de mon enfance. Je leur en veux encore. Il suffit qu’une femme fronce les sourcils et s’apprête à dire que l’Autre (femme) est une pute, pour que ma colère remonte. Parfois j’en pleure, parfois j’aboie. Dans les deux cas, ce sont toujours les femmes-corbeaux de mon enfance qui réapparaissent. Je ne leur pardonnerai jamais.
En pratique, les corps des femmes et des petites filles ainsi voilés deviennent en abîme de nouveaux objets sexuels. Chaque jeune fille devient une bombe parasexuelle à retardement. Chaque bout de chair constitue une atteinte à la pudeur, un blasphème que la horde de barbus doit traquer, étouffer, exterminer aux yeux du Monde de la morale pure. L’Iran est en guerre contre le vice. Dès lors, l’espace se réduit et confine « les sans visage » dans leurs appartements, seul lieu privé où la vie rêvée se poursuit : dévoilement, divertissement et « libertés » dans un huit clos contraint mais vital. C’en est trop : l’exil s’impose ! Même aux portes de la liberté, la libération est violente. À l’aéroport, une femme-soldat-corbeau la fouille sans ménagement avant de jeter au visage de sa mère :
Le soldat-corbeau me montra alors du doigt et posa la question à ma mère : « C’est une pute que vous voulez comme fille ?» Voilà. J’étais déjà une pute, Paris était un vaste bordel…
C’est dans cette mémoire de peine qu’Abnousse quitte définitivement l’Iran :
Les femmes finissent toujours par me décevoir. Je ne milite pas contre les hommes, je milite contre les barbus. Contre tous les barbus. Et les corbeaux aussi. Je dois trop à mon père et à mon grand-père pour leur faire l’injure de croire que tous les hommes sont des barbus. Mais il y a toujours chez la femme la tentation du corbeau.
En 1985, Abnousse Shalmani arrive à Paris. Nouvelle langue, nouvelle coutume, nouvelle culture. Tout y est nouveau sauf ce voile qu’elle croyait heureusement aboli et qui s’affiche dans certaines rues de Paris. Incompréhension totale. Comment une femme qui dispose librement de son corps peut-elle être contrainte ou se contraindre à s’envoiler, s’enfoularder, se camoufler pour disparaitre ? Alors qu’elle prône une libération corporelle, morale et salutaire, Abnousse Shalmani est contrainte d’exprimer son inquiétude devant la montée de l’extrémisme politico-religieux. Elle qui n’aurait jamais cru qu’au-delà de l’enfer iranien, les barbus et les corbeaux pouvaient encore s’imposer à elle et, de nouveau, polluer son espace vital.
Pour Abnousse Shalmani, le corps doit être célébré avec amour loin de toute contrainte idéologique. Dès lors, l’immigrée, féministe mais sans haine, forge ses armes dans la littérature libertine. Loin des clichés de la littérature sexuelle, tendance érotique ou pornographique, elle y puise une liberté d’esprit déconditionnée de toute morale étriquée et des pesanteurs ancestrales infondées ou surannées. Le marquis de Sade fit une entrée fracassante dans sa vie en 1997 accompagnée d’autres auteurs tels que le jubilatoire Louÿs… Autant d’appuis précieux contre l’oppression du corps, de l’âme et de l’esprit féminins pour celle qui en appelle à un siècle des Lumières persan.
Si Sade voulait que tout que tout soit permis, que tout soit au grand jour, c’est qu’il vomissait l’hypocrisie. La schizophrénie sociale est la porte ouverte à la folie. Cette tentative de marier l’homme privé et l’homme public, c’était essayer de régler le premier des problèmes des sociétés orientales aujourd’hui. Sade était en première ligne contre la’ awra !
Entre passé et présent, pudeur intime et émancipation sexuelle, Abnousse Shalmani exprime sans langue de bois dans Khomeiny, Sade et moi son opposition essentielle et farouche au voile. Avant tout, le voile traduit une humiliation faite aux femmes par des hommes qui voient en elle une possible mise en danger de leur volonté de puissance et leurs (vains) pouvoirs de maitrise sur le monde.
Je n’abandonnerai pas, car il n’est pas encore né le barbu qui me fera baisser la tête pour que je me taise. Se taire, c’est capituler.
Le résultat ne s’est pas fait attendre. Son appel à une République Iranienne laïque qui trouve sa force dans la diversité des expériences humaines afin de combattre l’obscurantisme de l’islam intégriste lui vaut des attaques répétées. Sans parler de son opposition à la fatwa (avis juridique) lancée le 14 février 1989 contre Salman Rushdie pour les propos tenus dans ses « versets sataniques ». Taxée de tous les noms, elle est notamment infligée des gentils sobriquet de « dévoyée », de « pute » et de « raciste» par certains compatriotes.
Khomeiny, Sade et moi est un récit intime courageux, réaliste, enthousiaste et sans faussetés qui aborde les thèmes les plus sensibles – politique, laïcité, immigration, intégration, féminisme – avec autant d’humour que de courage.
Tant qu’il y aura des lecteurs, tant qu’il y aura des aspirations pour lever la tête au-delà de soi, même minimes, il existera des hommes d’imagination capable de renverser le tyran. Tant qu’il y aura la parole. C’est ce que la littérature en particulier, l’art en général fait pour nous : ouvrir les vannes de l’esprit, nous confronter à d’autres sensations, d’autres voix, d’autres infinis.
Khomeiny, Sade et moi Abnousse Shalmani, Grasset, 30 avril 2014, 336 pages, 20€
Née à Téhéran en 1977, Abnousse Shalmani s’exile à Paris avec sa famille en 1985. Après ses études d’histoire, elle emprunte la voie du journalisme puis de la production et de la réalisation de courts-métrages avant de revenir à sa première passion, la littérature. Khomeiny, Sade et moi est son premier livre.