Alessandro Baricco a charmé de nombreux lecteurs avec des histoires bien racontées, où chaque mot est pesé, le style léché, l’ambiance fantastique et l’émotion palpable. L’un de ses précédents ouvrages, Soie ( Corps 16, 1997) en est sûrement le plus bel exemple.
Après de nombreux succès littéraires, l’auteur s’autorise aujourd’hui davantage de fantaisie dans sa narration, se laissant conduire par un écrivain un peu étrange à l’image des personnages rencontrés dans Monsieur Gwyn ou ici, dans La jeune épouse. Le plaisir de l’écrivain guide le style, entraînant un rapport intime avec le livre.
L’intimité, la sensualité sont sûrement deux éléments primordiaux de ce nouveau roman. La jeune Épouse débarque d’Argentine dans cette famille italienne où elle est promise au Fils depuis son enfance. Ce n’est pas un de ces mariages arrangés par la famille. Bien au contraire, le Père aurait préféré une alliance avec une Anglaise du milieu des industries textiles. Mais une promesse faite entre deux enfants qui ont partagé les mêmes jeux et qui furent séparés par un exil en Argentine.
En attendant que le Fils rentre d’Angleterre, la jeune Épouse est accueillie par la Famille aux mœurs un peu étranges.
La Mère, à la beauté fatale et au décolleté ensorcelant lui apprend la sensualité dans le geste de nouer ses cheveux sur sa nuque. La Fille, handicapée lui dévoile le plaisir de la masturbation. Le Père, souffrant d’une « inexactitude de cœur » l’emmène à la rencontre d’un secret familial au cœur d’un bordel créé par son père. Modesto, l’homme à tout faire, lui parle des livres interdits dans la maison. Pourquoi lire, alors que la vie est suffisante. Même l’Oncle étrange atteint de narcolepsie a une histoire avec cette famille.
Notre origine à tous était gravée dans les corps en lettre de feu-qu’il s’agisse d’une inexactitude de cœur, du scandale d’une beauté imprudente ou de la brutale nécessité du désir. C’est ainsi qu’on vit dans l’illusion de recomposer ce que le geste humiliant d’un corps ou son geste splendide a bouleversé. On meurt, après un dernier geste splendide du corps, ou un geste humiliant. Tout le reste n’est qu’un ballet inutile, rendu inoubliable par des danseurs merveilleux.
Et ce ballet inutile se joue autour d’une table de repas où la famille et les amis conversent de tout et de rien, en attendant le retour du Fils qui ne se manifeste que par l’envoi quotidien d’objets étranges. La jeune Épouse, qui très jeune, fut mise en garde par sa grand-mère contre l’appétit des hommes et qui avait ainsi gardé la volonté d’être peu soignée et donc peu désirable découvre le plaisir et perd son innocence.
la Jeune Épouse avait appris la distance et ne s’en déparerait jamais plus, car elle l’avait choisie comme sa forme personnelle et inimitable d’élégance. Elle restera ingénue et mystérieuse, songea-t-elle,toujours. Et ils l’adoreront.
Parmi ces personnages qui n’ont d’autres noms que leur qualité, dans cette ambiance surprenante et sensuelle, le lecteur plonge dans l’élégante histoire d’une jeune fille promise à l’amour. Mais l’auteur nous invite aussi à réfléchir sur le métier d’auteur. Au détour d’un récit, un personnage écrivain regarde sa toile et commente son effet. Le lecteur suit ce qui se passe dans la tête du rédacteur.
Par exemple, j’aurais dû signaler à mon vieil ami qu’en partant de la jeune Épouse il m’arrive de changer plus ou moins brusquement de narrateur, pour des raisons qui, sur le moment, me paraissent rigoureusement techniques et tout au plus banalement esthétiques, avec pour résultat manifeste de compliquer la tâche du lecteur, ce qui, en soi, est sans importance, mais aussi avec un désagréable effet virtuose que, dans un premier temps, j’ai essayé de combattre avant de me rendre à l’évidence, c’est à dire au fait que je n’arrivais tout simplement pas à sentir ces phrases sinon en les faisant dériver de cette façon, comme si le solide appui d’un narrateur clair et distinct était une chose a laquelle je ne croyais plus ou qu’il m’était difficile d’apprécier, une fiction pour laquelle j’avais perdu l’innocence nécessaire
Ces digressions, ces changements de narrateur intempestifs rebuteront sans doute certains lecteurs. Mais le plaisir ressenti de l’auteur et dans une moindre mesure celui de la jeune Épouse capteront les amateurs de l’originalité sans cesse renouvelée d’Alessandro Baricco.
Le fait est que certains écrivent des livres et que d’autres les lisent : Dieu seul sait qui est le mieux placé pour y comprendre quelque chose. Le cœur d’une terre est-il plus accessible à celui qui l’observe pour la première fois avec émerveillement à l’âge adulte ou à celui qui y est né. Nul ne le sait. Tout ce que j’ai appris en la matière tient en quelques lignes. On écrit de cette façon comme on pourrait faire l’amour à une femme par une nuit sans lune et dans les ténèbres les plus profondes et donc sans jamais la voir.
La jeune épouse, Alessandro Baricco, Gallimard, avril 2016, 224 pages, 19,50 euros, e-book : 13,99 €
titre original : La sposa giovane
Traduit de l’italien par Vincent Raynaud
Collection Du monde entier, Gallimard
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Alessandro Baricco, né en 1958 à Turin, est un écrivain, musicologue et homme de théâtre italien contemporain.
Il est l’auteur de treize romans dont Soie en 1997 et d’une pièce ( Novecento, pianiste 1997) , mais aussi de nombreux essais (littérature, musique, société, philosophie, etc.).