Lettres à Anne : Anne Pingeot a, de manière surprenante, autorisé la publication de plus de mille deux cents lettres qui lui ont été adressées par François Mitterrand de 1964 à 1995. Ce recueil offre aux lecteurs, une vision impressionnante d’une passion hors du commun entre un homme complexe et une jeune femme esquissée.
C’est un lac. Un océan plutôt. Ou encore mieux une cascade qui vous tombe dessus avant de vous enserrer, de vous enfermer, de vous engloutir. Cette sensation de lecteur, c’est celle probablement que devait percevoir Anne Pingeot quand elle recevait ces lettres de François Mitterrand de 1962 à sa mort en 1995, lettres parfois quotidiennes et de plusieurs feuillets. Elles sont lourdes ces lettres par leur nombre, mais aussi par leur densité, leur poids à décliner inlassablement le verbe « aimer ».
Pénétrer cette correspondance à sens unique, c’est pénétrer un univers intime qui vous perturbe, vous secoue. On croit connaître beaucoup de choses de l’ancien Président de la République, y compris cet amour avec l’ancienne conservatrice du Musée du Louvre, depuis la révélation de l’existence de leur fille Mazarine. Mais la consistance de cet amour est ici révélée avec une puissance inimaginable.
Ce qui frappe d’abord, et on conserve ce sentiment tout au long de la lecture, c’est la différence d’âge entre les deux correspondants. Quand débute la relation épistolaire, l’avocat a 46 ans et « Anne », 24 ans de moins. Cette dimension prise en compte, on songe combien cette relation dut être compliquée pour cette « Anne chérie » aimée à 20 ans par un homme mûr, de premier plan, marié, père et qui par la démonstration poétique parfois, cultivée souvent, et insistante, toujours, décidait indirectement de guider sa vie affective.
On ne dispose pas malheureusement des réponses de Anne, mais on devine son trouble, son agacement, sa peur à travers les courriers du député de la Nièvre qui, à une seule reprise, se met à la place de son « Nannon » pour évoquer l’impossibilité de vivre socialement leur amour.
Ce que l’on peut considérer comme une emprise est d’autant plus intense que Mitterrand utilise l’écriture avec un talent et un classicisme rares. La langue peut parfois paraître même surannée et on n’imagine pas aujourd’hui l’emploi de tels mots ou de tels thèmes entre deux amants. L’insistance, la répétition de l’amour, peuvent parfois agacer ou ennuyer. Mais la page suivante révèle alors un petit bijou poétique ou une réflexion philosophique inattendue. Que l’on ne s’y trompe pas, ces lettres sont des lettres de lettré et la dimension sensuelle et physique de l’amour intransigeant est presque totalement absente, évoquée par des périphrases, des sous-entendus, des souvenirs dont on devine qu’ils furent charnels. Seules la nuque, les épaules et parfois la gorge d’Anne sont suggérées. Et le « sang », comme image récurrente d’une tension physique intense.
Comme pour les réponses d’Anne, on comble les vides par l’imagination, rendant ainsi la lecture passionnante et toute personnelle. Avec l’usage d’une écriture, qui rappelle parfois celle du 19e siècle, ou même de « l’amour courtois », c’est aussi une époque qui est retranscrite : celle où l’appel téléphonique nécessite une préparation. Celle où la voiture, « la pantoufle » sont l’outil premier de l’homme politique. On reconstitue certaines journées décrites avec précision, partagées entre Paris, la Nièvre, l’Auvergne d’où est originaire Anne, et Hossegor, et bientôt Latche. En filigrane transparaît le monde politique d’un député provincial, car les enjeux nationaux (élection de 1965, mai 1968 par exemple) sont peu ou pas évoqués. Jamais de mépris à l’égard des administrés de la Nièvre, jamais de condescendance, mais le souci permanent d’œuvrer pour le mieux et de faire le mieux possible son métier.
Le futur Président décrit souvent ses journées (il les illustre même dans son exceptionnel « Journal » avec souvent des découpages*) et déclame ensuite à longueur de paragraphes sa passion dévorante à sa destinataire. Ces heures passées, stylo en main, sont impressionnantes, car rares sont les lettres banales ou bâclées. Elles témoignent d’une introspection, d’une réflexion permanente sur le sens de la vie. Agir, mais sans perdre la nécessité de réfléchir sont les deux constantes de l’écriture. Tourbillon de voyages, de réunions, de discours, de textes se combinent au ressourcement dans les Landes près de ces arbres dont il décrit avec soin la croissance, la couleur, évoquant souvent avec poésie le dernier orage ou la dernière tempête . On est alors hors du temps. On est dans l’abandon du quotidien et de sa trivialité, dans l’activité intellectuelle nécessaire à la vie. Anne fait partie de cette « seconde » vie. Et on pense parfois que le rédacteur aime presque autant l’idée de l’amour que l’amour lui-même.
Jamais l’existence de l’épouse, Danielle Mitterrand, et de ses deux enfants n’est mentionnée. Cet univers familial réel, légal, n’existe pas. Mitterrand est seul avec son action et son aimée, Anne. Le reste est gommé. La vie même de l’être aimé est rarement écrite comme si elle n’existait que pour et par l’amour exclusif du rédacteur. En 1969, la passion pour Anne est même comparée à l’amour pour un enfant, d’un enfant dont l’envie de naissance est exprimée pour la première fois (Mazarine naîtra en décembre 1974). Heureusement on sait, par ailleurs, que la femme chérie a poursuivi indéfectiblement sa brillante carrière professionnelle, ne cédant pas aux souhaits, aux injonctions, aux volontés de son amant. Cette connaissance « hors texte » est indispensable pour comprendre entre les lignes les enjeux de cette correspondance. Anne, dont le portrait apparaît en creux, au regard des agacements de Mitterrand, ne sacrifie pas tout et on est heureux quand on sent sa rébellion poindre. Le député de la Nièvre ne voyait certainement pas d’un bon œil l’émancipation professionnelle de son amour à qui il n’adresse que trois ou quatre lignes de félicitations après sa réussite au concours de conservateur d’État.
À la fin de la lecture, on se prend à penser à une correspondance d’un autre temps rédigée par un homme politique dont le profil n’existe plus. Ce type de passion extrême, détaillée avec tant de soins, de mots et d’attention est d’une sincérité totale. Le comportement intime du Président de la République après le 10 mai 1981 (« la pire journée de ma vie » déclara Anne) est une preuve irréfutable de cette sincérité. Émouvante, étouffante parfois, mais aussi bouleversante pour le lecteur.
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François Mitterrand Anne Pingeot Lettres à Anne, 1962-1995. Éditions Gallimard. Collection Blanche, 1218 lettres de François Mitterrand adressées à Anne Pingeot, 1280 pages, octobre 2016, 35 €.
* « Journal pour Anne, 1964-1970». Le Fac-similé du journal de François Mitterrand à Anne Pingeot, Éditions Gallimard. Collection Blanche. 496 pages. Grand Format. 230 * 285. 45 €. Un complément idéal, qui se lit de manière indépendante. Collages, poèmes, témoignent de la vie intellectuelle permanente de François Mitterrand malgré une vie d’action épuisante.