Anne Berest, Finistère ou Une fresque familiale et bretonne au prisme de la mémoire

3637
Anne Berest

Après Gabriële et La Carte Postale, Anne Berest poursuit son œuvre familiale et mémorielle. Publié aux éditions Albin Michel le 20 août 2025, Finistère explore cette fois les racines paternelles de l’autrice. Dans ce roman ample et intime (432 pages), elle interroge la manière dont se transmettent les héritages invisibles, les silences et les non-dits qui façonnent les vies.

Le récit retrace le destin de trois hommes : Eugène, l’arrière-grand-père, pionnier agricole qui fonde en 1909 La Bretonne, première coopérative du Léon ; Eugène, son fils, qui préfère les lettres classiques et devient maire de Brest ; enfin Pierre, le père de l’autrice, polytechnicien, mathématicien et militant trotskiste dans les années 1960. Ces trajectoires forment une fresque sociale qui épouse les mouvements du XXᵉ siècle : passage de la terre à l’enseignement, puis de la politique aux sciences, avec en arrière-plan la guerre, la reconstruction, Mai 68 et les grandes luttes sociales.

À travers eux, Anne Berest raconte une Bretagne rurale en pleine mutation, une ville de Brest détruite puis reconstruite, et une jeunesse parisienne en révolte. Les femmes apparaissent plus discrètes, mais leur présence silencieuse accompagne et soutient ces trajectoires. La famille Berest illustre ainsi l’écartèlement d’une province entre enracinement et ouverture à la capitale.

Anne Berest

Contrairement à la branche maternelle – marquée par le silence tragique de la Shoah raconté dans La Carte Postale –, la branche paternelle est habitée par un silence diffus, celui des « taiseux » bretons. Pierre, le père, reste pour sa fille un mystère : « Toute ma vie, j’ai regardé mon père comme un mystère », écrit-elle. Le roman devient alors une tentative de traduction des silences, un effort pour comprendre un langage tacite où chaque geste, chaque regard, tient lieu de parole. Ici, l’héritage familial ne passe pas seulement par les récits, mais aussi par ce qui n’a jamais été dit.

L’écriture d’Anne Berest rejoint ainsi une problématique chère à la psychanalyste Anne Ancelin Schützenberger : celle de la transgénéalogie, ces transmissions inconscientes qui façonnent nos vies. Le roman montre comment les secrets, les silences et même les absences deviennent des formes de mémoire.

Finistère n’est pas qu’une quête familiale, c’est aussi une géographie symbolique. Finis Terrae, « là où finit la terre », devient le lieu où commence l’inconnu : un territoire à la fois réel et métaphorique. La Bretagne apparaît comme une géopoétique de l’héritage : paysages battus par les vents, marées âpres, villes détruites puis relevées. Cette terre est le miroir de la rudesse et de la beauté des transmissions familiales.

L’annonce de la maladie grave de Pierre introduit une urgence d’écriture. Comme dans Un Secret de Philippe Grimbert, écrire devient une tentative de réparation, mais une réparation impossible. Finistère est un roman du deuil en train de se faire, un livre où l’autrice tente de combler la distance avec son père tout en acceptant qu’il lui échappe. La tendresse y naît de cette impuissance même, transformée en littérature.

Par sa démarche, Anne Berest rejoint plusieurs grandes voix de la littérature contemporaine. Comme Annie Ernaux, elle fait de la mémoire familiale une clé pour comprendre la mémoire collective. Comme Patrick Modiano, elle écrit les zones d’ombre, les trous, les absences. Comme Philippe Grimbert, elle interroge l’impossible réconciliation avec un parent. Enfin, sa réflexion rejoint les analyses de Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli : se souvenir, c’est aussi accepter l’oubli, reconnaître que toute mémoire reste inachevée.

La singularité d’Anne Berest est d’avoir fait de cette matière intime un cycle littéraire cohérent, où chaque livre explore une branche de son arbre généalogique et interroge la tension entre loyauté et émancipation. Écrire devient à la fois un acte de fidélité envers ses ancêtres et une manière de s’en affranchir.

Finistère, Anne Berest – Éditions Albin Michel – parution le 20 août 2025 – 432 pages

Anne Berest
Anne Berest

Biographie

Anne Berest est née à Paris le 15 septembre 1979. Pierre, son père, est ingénieur et Lélia, sa mère, est linguiste. Même si Anne Berest échoue au concours d’entrée à l’École normale supérieure, et qu’elle suit des études théâtrales en dramaturgie baroque, son chemin passe par l’écriture.

Elle crée en 2001 la revue théâtrale Les Carnets du Rond-Point, dont elle est rédactrice en chef pendant cinq ans au Théâtre du Rond-Point dans le 8e arrondissement de Paris. Cinq ans plus tard, elle fonde son entreprise Porte-Plume, qui réalise des livres de mémoire familiale pour des anonymes.

Anne Berest