« C’est un hiver où rien ni personne ne doit mourir », lit-on dès les premières pages. D’emblée, Agnès Desarthe impose la tonalité singulière de L’Oreille absolue : un roman polyphonique où la musique, et plus précisément l’harmonie municipale d’un petit village côtier, devient l’allégorie d’une humanité empêchée, fragile, vibrante.
« C’était un hiver lumineux et sec où rien ne semblait devoir mourir. » Un petit garçon intenable rencontre un homme au bout du rouleau. Une femme retrouve son amant disparu. Un musicien prépare un concours avec un jeune prodige qui ne sait pas lire une note. Deux adolescents filent à moto sans casque. Ces personnages — et bien d’autres encore – semblent n’avoir aucun lien entre eux, si ce n’est que tous appartiennent à la même harmonie municipale. Mais une fillette timide promise à un brillant avenir les observe sans qu’ils le sachent. Elle comprend qu’un fil les relie tous et qu’un sort a suspendu pour un temps les drames individuels. Que ce fil vienne à rompre, et tous tomberont. La musique, alors, s’arrêtera.

Le livre L’Oreille absolue d’Agnès Desarthe se présente comme une mosaïque de voix, chacune jouant sa note dans une partition commune. Un petit garçon turbulent, un homme au bord du gouffre, une femme retrouvant son amant disparu, deux adolescents filant à moto, un musicien qui s’obstine à préparer un concours avec un prodige incapable de lire une note… Tous ces destins se croisent, se heurtent et s’accordent autour d’une même question : que reste-t-il de nos vies quand elles sont perçues comme dissonantes, quand personne ne nous « entend » vraiment ?
La figure de Sonya, l’enfant invisible, concentre cette interrogation. On la croyait condamnée au silence social, elle qui « confectionnait ses instruments de fortune avec de la ferraille trouvée dans les poubelles ». Mais c’est grâce à un monsieur Germain de la musique qu’elle découvre en elle un don, l’oreille absolue, et qu’elle s’arrache à l’invisibilité. Comme souvent chez Desarthe, l’humanité se joue dans ce mouvement : l’art comme salut, la reconnaissance comme seconde naissance.
L’Oreille absolue d’Agnès Desarth est un roman polyphonique qui interroge la vie, les amours, le deuil, la solitude et trouve sa justesse dans la capacité de l’autrice à faire résonner les voix dans leur singularité sans jamais les dissoudre dans un chœur indistinct. La toile reste lisible et vivante, jamais bourrée.
Agnès Desarthe orchestre ainsi une partition douce-amère, où l’ironie n’éteint jamais la tendresse. L’humour discret – ce maire affolé qui prévient que « nous n’avons plus de places au cimetière, personne ne doit mourir ! » – cohabite avec la gravité des souvenirs et des blessures. L’Oreille absolue s’avance comme une pièce de musique de chambre : fragile, parfois piquante, mais toujours tournée vers la recherche de l’accord. L’art d’Agnès Desarthe, ici, consiste à suggérer plus qu’à expliquer. En cela, L’Oreille absolue s’éloigne du roman-récit pour tendre vers une forme musicale, faite de motifs, de variations, de reprises et de silences.
La brièveté du livre – 144 pages – participe à cette impression : le texte s’interrompt parfois comme une mélodie suspendue. Certains y éprouveront une frustration, d’autres la marque d’une œuvre à retourner sous sa langue jusqu’à ce que la dernière sensation délicieusement s’évapore. Et qui demeure, c’est le sentiment d’avoir lu une partition inachevée pourtant bouleversante dans sa simplicité.
Sous ses airs de conte moderne, L’Oreille absolue explore des thèmes graves : l’injustice sociale, l’exclusion, la mémoire des vies invisibles. Mais la musique vient ici réparer ce que la société détruit, offrant une place à chacun, même au plus marginal. Un singulièr angle humaniste de traitement du réel.
Le roman L’Oreille absolue d’Agnès Desarthe pourrait s’entendre comme une méditation sur la méritocratie poétique : chacun possède en lui une note unique, mais encore faut-il qu’elle soit reconnue, entendue, amplifiée. Et s’il fallait retenir une image, ce serait peut-être celle du chat Valentin, « rescapé lui aussi, qui passe et repasse sur ses trois pattes durant tout le récit ». Symbole d’une humanité cabossée mais tenace, il hante le texte comme une figure de grâce obstinée.
Fiche technique
- Titre : L’Oreille absolue
- Autrice : Agnès Desarthe
- Éditeur : Éditions de l’Olivier
- Parution : 22 août 2025
- Pages : 144
- EAN : 9782823621662
- Prix : 19,50 €
