Samedi 28 septembre était présent aux Champs Libres à Rennes le couple de sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot pour une conférence intitulée : « Agression sociale sur les classes populaires. ». La foule de Rennais qui se pressait en nombre à la conférence a montré que le sujet passionnait. Les deux intellectuels ont présenté à une salle comble leurs réflexions issues d’années de travail sur les classes dominantes. Avec un ton assez provocateur et un franc-parler assumé, ils ont donné une lecture engagée des rapports sociaux qui régissent notre société.
Anciennement chercheurs au CNRS, les Pinçon-Charlot ne goûtent pas une retraite tranquille. Ils continuent d’écumer les salles de conférence, comme samedi dernier à Rennes, et à présenter au public leurs dernières recherches. Aux champs libres, ils ont notamment présenté leur dernier ouvrage. Il vient de paraître aux éditions de La Découverte sous le titre La violence des riches. Par ailleurs, mardi 1er octobre, en seconde partie de soirée, France 2 diffusera un documentaire Au bonheur des riches, qu’ils ont coécrit avec le réalisateur, Antoine Roux. Dans la même veine, une bande dessinée Riche, pourquoi pas toi ? paraîtra en octobre, écrite par Marion Montaigne avec le conseil des époux Pinçon-Charlot. Quelle est l’origine de cette hyperactivité ? « Nous réagissons à l’aggravation de la violence. » Envers qui ? Ceux qu’ils désignent sous le syntagme de « classes populaires ». Intellectuels engagés, leurs travaux les ont conduits à étudier surtout les classes dites dominantes, tout en gardant un œil sur les plus démunis. C’est un cri de révolte à deux voix qu’ils poussent. Mais quel est leur propos ?
Il s’emploie à déconstruire les moyens dont se dotent les puissants pour asseoir leur pouvoir, et de les dénoncer. Ils parlent de l’élite en inversant le regard classiquement porté sur eux : « c’est une classe sociale mobilisée, unie, qui use du collectivisme. Le vrai communisme c’est en haut que nous l’avons rencontré ! » Par ailleurs, comme la finance se dissimule aujourd’hui derrière des masques, il est parfois difficile d’identifier qui prend les initiatives. Lorsqu’une entreprise est rachetée par un fonds de pension américain, les ouvriers ne savent plus à qui s’adresser au moment de lutter pour leurs emplois. Cette dissimulation des initiatives fait partie de la violence.
Mais la violence ne s’arrête pas là, les outils linguistiques dont se dotent les puissants ont créé une véritable novlangue, à la façon de la langue de Big Brother dans 1984 d’Orwell. Les élites se présentent, selon les deux sociologues, comme les bienfaitrices de l’humanité, notamment en étant créatrices d’emploi. À l’inverse, beaucoup ne parlent plus de l’emploi salarié qu’en terme de charges de travail à réduire. Le silence est fait autour des charges de l’actionnariat…
Les Pinçon-Charlot dénoncent également la connivence entre le pouvoir politique et le monde de la finance. À ce titre, ils ont donné un bien regrettable exemple. Lorsque François Hollande a présenté l’impôt à 75% sur les revenus des Français les plus fortunés, un haut fonctionnaire l’a prévenu qu’en l’état, le projet de loi serait nécessairement rejeté car anticonstitutionnel. De fait, cette disposition fut enterrée par le Conseil constitutionnel sans que François Hollande n’ait changé une seule ligne du projet. Quelle est la sincérité de sa proposition sachant que le Président de la République la savait mort-née ?
Le recours au terme de « riche » laisse cependant planer le doute sur ce qu’englobe ce syntagme bien général. Car, comme souvent avec les généralisations, on est toujours le pauvre ou le riche de quelqu’un. Qui est donc visé par la démonstration des sociologues ? Ils ne le précisent pas d’emblée… C’est en répondant à une question à la fin de leur intervention qu’ils ont en partie résolu l’énigme. Ils ont exclu une partie de la population du terme « riche », dont les petits patrons de PME et les cadres. Finalement au regard de l’ensemble de leur œuvre scientifique, il semblerait que ne soient visées que les plus grandes familles, Bolloré et cie.
Leur dénonciation s’accompagne d’un cri d’alarme. L’idéologie de la classe dominante pénètrerait les classes moyennes et populaires qui l’intègrent à leur système de pensée. C’est pourquoi ils se définissent ainsi : « On se vit comme des lanceurs d’alerte. » Selon Monique Pinçon-Charlot, la France n’a pas besoin des riches, il y a déjà 600 milliards d’euros français dans les paradis fiscaux (le chiffre émane d’une enquête d’Antoine Peillon). « Le chaos c’est aujourd’hui : il n’y a pas à avoir peur, c’est du chantage. ». Le chantage à l’exil fiscal tient du cynisme. La chercheuse prend aussi les exemples des affaires Bétancourt et Cahuzac pour montrer qu’il n’a pas fallu grand-chose pour que des têtes tombent. Ces affaires sont, selon elle, révélatrices de la faiblesse du système financier. Dernier argument psychologique : il faut combattre la peur de l’effondrement d’un système dont en réalité la majorité ne veut plus.
La terminologie utilisée par les deux sociologues peut surprendre. Pour certains, elle paraîtra opérante, pour d’autres, un peu datée. Le terme de « lutte des classes », utilisé en sociologie marxiste, est ainsi remplacé par « guerre des classes » pour leur démonstration. Ils n’hésitent pas à pousser la métaphore guerrière plus loin encore en déclarant que : « les armes se ne sont plus les canons, mais ce sont désormais des armes financières, idéologiques et linguistiques ». Ils se revendiquent de l’héritage de Pierre Bourdieu et reprennent son idée de la « violence symbolique ». La terminologie est clairement en adéquation avec leur engagement politique, mais une question reste en suspens : il est vrai que parler de classes dominantes a un sens, car elles ont conscience de leur homogénéité, de leurs communautés d’intérêts. Mais est-il encore pertinent de nos jours de parler de « classes populaires » ? La majorité des individus qui pourraient se revendiquer d’une classe moyenne ou populaire forment un ensemble hétérogène, aux aspirations multiples et sont gagnés par un individualisme galopant qui a aboli depuis longtemps la conscience de classe.
Monique et Michel Pinçon-Charlot La violence des riches, La Découverte, Hors Collection Zones, septembre 2013, 256 p., 17€
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Monique et Michel Pinçon La violence des riches : une sociologie engagée des rapports sociaux