En 1954, l’écrivain André Pieyre de Mandiargues entreprend une promenade au nord de Rome, dans la province de Viterbe. Là, il visite les Jardins de Bomarzo que surplombe le château des Orsini. Sa déambulation parmi les étonnantes et mystérieuses sculptures de monstres et de personnages mythologiques constitue la matière d’un essai admiratif qui n’épuise pas l’énigme de la rencontre entre Renaissance et monde étrusque. Lumières et monstres de Bomarzo…
Il y a aussi les inscriptions, qui sont nombreuses à Bomarzo, entre le château et la vallée, sur les statues, les rochers, les vieux murs.
Vous penseriez, n’est-ce pas, y trouver réponse à ce qui vous intrigue. Là encore, on va déchanter vite.
Nul ne sait vraiment pourquoi ce jardin extravagant fut exécuté pendant la Renaissance, à la demande de la famille Orsini. L’identité même de l’artiste n’est pas établie de façon irréfutable, mais ce que Pieyre de Mandiargues note, en 1954, c’est que le site de Bomarzo est très connu quoique non reconnu par les instances italiennes chargées, à l’époque, de préserver le patrimoine. Cette exploration prend donc, sous la plume de l’auteur, des allures de réhabilitation clandestine même si nous n’en savons pas tellement davantage à la fin de l’essai. Notons que Les monstres de Bomarzo peut se lire indépendamment ou comme partie de l’ensemble constituant Le Belvédère, série de textes consacrés à l’art.
En quoi, au juste, ces sculptures consistent-elles ? Nous trouvons, entre autres dans les monstres de Bomarzo, la divinité marine Protée dont la tête, émergeant du sol, porte les armoiries de la famille Orsini, une tortue portant sur sa carapace une renommée ailée en équilibre sur un globe terrestre, un dragon attaqué par un lion et une lionne, un éléphant de l’armée d’Hannibal soulevant un légionnaire romain, des ours (Ursini) présentant leurs armoiries, sans oublier, bien sûr, la fameuse tête d’ogre sur la lèvre supérieure de laquelle figure l’inscription OGNI PENSIERO VOLA : chaque pensée s’envole. Pieyre de Mandiargues, en 1954, est d’ailleurs persuadé que tout n’a pas été (re)découvert des charmes étranges de ce vallon, car le lieu, pas vraiment entretenu, n’a pas été totalement débroussaillé.
Cet essai présente l’intérêt de se lire à deux niveaux. Il s’agit d’abord d’un instantané impressionniste rédigé, durant l’après-guerre, par un amateur d’art averti. Pieyre de Mandiargues est un promeneur aimanté par l’étrange et l’érotisme qui sont pour lui, bien souvent, la manifestation d’une beauté que ne peuvent circonscrire les études rédigées par les historiens de l’art, aussi brillantes fussent-elles. Se démarquant d’un académisme de chaire universitaire, il opte pour un tellurisme paisible : comprendre les monstres de Bomarzo est peut-être difficile, voire impossible, mais savoir se laisser prendre à leur énigme sans cesse offerte au passant, c’est se promener parmi eux tout autant que dans le pays environnant. Comprendre le pays environnant, c’est aussi goûter le vin local !
Le second niveau de lecture des monstres de Bomarzo nous invite au déplacement dans le temps à partir d’un lieu et d’une époque se remettant de la blessure de la deuxième Guerre mondiale, ceux de l’auteur. Nous accédons alors à l’énigme de ce jardin de la Renaissance pris en tant que tel, mais, si nous creusons un peu le sujet, nous constatons que de nos jours existent des ouvrages consacrés à une approche plus spécialement ésotérique du vallon de Bomarzo. (À ma charge, je n’ai à ce jour lu aucun d’entre eux, mais rien n’est joué.) La Renaissance, dont une caractéristique fondamentale est de faire de l’Homme la mesure de toute chose, proposerait aussi dans le repli de ses œuvres des portes sur le mystère (qui n’est pas nécessairement un problème) par le biais d’une nouvelle promotion du substrat mythique gréco-romain. La civilisation étrusque, à son tour, au-delà la seule réalisation architecturale des Orsini, nous émerveille et nous interroge encore.
Les monstres de Bomarzo, un essai raffiné (mais dépourvu du moindre snobisme) d’André Pieyre de Mandiargues nous invite à redécouvrir l’insolite palimpseste de Bomarzo. C’est le texte amoureux (illustré par de belles photos de Glasberg) d’un esthète humble se sachant, homme mûr d’Europe et jadis écolier latiniste, redevable de ce mystère, de cette beauté toujours là malgré le temps qui passe. Apprenons à regarder comme il le fait, autour de nous, là où nous portent nos pas.