Bien que ses œuvres sur le temps ne représentent qu’une petite partie de sa production, Bertrand Planes réunit pour la première fois toutes les horloges truquées qu’il a réalisées jusqu’ici dans le cadre de son exposition Spice and Tame à la galerie Paradise. Ou devrait-on dire sa première exposition. Visible jusqu’au 23 mars 2022, celle-ci constitue le premier volet d’une seconde exposition qui viendra, elle, le 13 avril 2022. À cette occasion, l’artiste présentera une nouvelle œuvre réalisée pendant le temps de sa résidence à la galerie. Un fonctionnement en deux temps propre à la galerie depuis qu’elle existe à Nantes.
Dans une économie de moyens et une esthétique dépouillée, Spice and Tame force nos habitudes de spectateurs à se concentrer sur les petites choses, les détails qui tout compte fait changent tout. Trônant au milieu de l’espace d’exposition, le tapis roulant de Kumano Kodo détourne, non sans ironie, le principe de pèlerinage. Le titre de l’œuvre évoque le parcours éponyme de 42 km de long, menant au complexe des temples bouddhistes japonais de Kumano Sanzan. Bertrand Planes, qui apprécie l’aspect spirituel de la marche, est parti filmer cette randonnée pendant trois jours, d’un point de vue subjectif. Un film visible dans l’installation Kumano Kodo, à la seule condition de monter sur le tapis roulant pour lancer la vidéo ! Une simulation de pèlerinage qui a été validée avec force par les moines bouddhistes, tandis que Bertrand Planes critiquait l’usage des nouvelles technologies.
Toujours dans cet état d’esprit sarcastique, le détournement d’objet manufacturé est, plus qu’un humour, une éthique : celle d’intervenir le moins possible sur les objets préexistants. Contre la débauche de moyens, Bertrand Planes souhaite montrer que l’art est à la portée de tous, qu’un simple geste suffit pour faire basculer nos conventions, nos habitudes. Et cela commence par porter son attention sur les petites choses, aussi infimes que le battement d’une seconde. Un précepte que l’on retrouve dans chaque horloge détraquée qui occupe la majeure partie de l’exposition.
Objet banal, l’horloge devient le point de départ idéal pour tout jeu de transgression : horloge comptant le temps qu’il reste à vivre ; disque de stationnement toujours à l’heure ; horloge dont la trotteuse compte une ou deux secondes aléatoirement et donc, toujours “moyennement à l’heure”… Une véritable obsession pour compter le temps. Un rapport aux chiffres qui a toujours été très présent dans son travail. Sa passion du codage l’a très vite confronté à la nature quantifiable de notre monde par le néolibéralisme. « À un moment donné, j’ai eu l’impression que les chiffres pouvaient synthétiser l’ensemble des choses qui m’environnaient. C’est un peu le cas de notre société. On a tendance à tout quantifier : les pas, le bpm, les calories, la qualité du sommeil, les heures, 5 fruits et 5 légumes par jour… », explique l’artiste. « Si tu construis ta vie en fonction des chiffres, tu tombes dans des sortes de paradoxes, d’impasses. Beaucoup de nos maux actuels sont liés au fait que l’on a confié notre destin à des chiffres, et non plus à des concepts désuets comme l’erreur, le hasard, l’intuition. (…) Les chiffres donnent un canevas duquel on ne s’échappe plus vraiment, et à la fin, tout est formaté, tout est un peu pareil. Et nos vies se calent un peu sur ce principe là. »
« Nous sommes dans les chiffres. Je me suis réfugié dans les chiffres, parce que ça me rassurait. Mais au final, ça ne fait que survoler, caresser la surface des choses, du monde. »
Pour échapper aux chiffres, Bertrand Planes reprend leurs codes, les détourne, les décrédibilise. En somme, s’en prendre au temps, est-ce s’en prendre à notre organisation sociale ? À nos horaires ? À notre productivité ? À notre rendement ? Dans un monde de plus en plus automatisé, il y insère une poésie du bug. « Dans beaucoup de projets j’ai utilisé la notion d’erreur. Parce que je suis persuadé que l’on perçoit l’erreur de plus en plus comme on perçoit une erreur pour un ordinateur, c’est-à-dire comme un échec, une défaillance. À l’échelle de l’humain ça n’a pas été qu’une défaillance, si l’on en croit Darwin, ça a aussi été quelque chose qui nous a construit et nous a fait évoluer jusqu’à maintenant. Or on n’a plus ce rapport là à l’erreur, on a un rapport très négatif à l’erreur. Donc j’essaie d’utiliser le bug, ce genre de concept pour parler de ça et faire la démonstration que l’erreur peut être profitable, voir créative. »
Si l’on en revient à l’image communément admise que le temps “s’écoule”, son essence invisible tombe sous les coups maniaques de la trotteuse, se fait découper en quart et demi par les heures. Les horloges chiffrent alors l’ineffable, l’optimisent, le rentabilisent, pour qu’il ne nous échappe pas à moins que ce ne soit l’inverse. Un miroir tendu vers l’être humain qui voit lui aussi chacune de ses activités comme autant de data à traiter, classer, noter et surveiller. Mais ne passe-t-on pas à côté de l’essentiel ?
À l’image du temps, l’existence humaine n’est jamais fixe, sans cesse en devenir. Une nature humaine qui ne devrait pas oublier l’antique maxime “ Errare humanum est ”. Si l’erreur est humaine, c’est peut-être moins pour apprendre la clémence sinon la nécessité de se tromper pour évoluer. En prenant le parti du hasard et de l’erreur, Bertrand Planes brise l’esthétique des machines trop parfaites auxquelles on devrait se conformer. Il court-circuite nos attentes et celles des objets pour remettre l’humain et son échelle au centre de nos vies.
INFORMATIONS PRATIQUES
Spice and Tame, une exposition de Bertrand Planes visible jusqu’au 23 mars 2022, à la galerie Paradise, 6 rue Sanlecque, 44000 Nantes.
Ouvert les mercredis, vendredis et samedis de 15h à 19h,
et sur rendez-vous au 06 61 70 80 96.
Entrée libre et gratuite
Plus d’informations : https://www.galerie-paradise.fr/
https://www.facebook.com/GalerieParadise
Le site de Bertrand Planes : http://www.bertrandplanes.com/