Nos souvenirs sont des fragments de rêves est un roman ambitieux. L’auteur finlandais Kjell Westö nous raconte une magnifique histoire d’amour, reflet des difficultés de construire une vie, hors de ses origines sociales. Sans cliché mais avec une efficacité redoutable.
Nos souvenirs sont des fragments de rêves (Den svavelgula himlen) est un roman ample. Comme lorsque vous vous regardez chaque jour, depuis votre adolescence, devant votre glace de salle de bains : rien ne change au quotidien et, pourtant, au fil des années votre visage n’est plus le même. Le temps a coulé, a inscrit des rides, des taches. Vous avez vécu.
Nos souvenirs sont des fragments de rêves raconte la vie au quotidien d’un narrateur – issu d’un milieu familial modeste – de son ami Alex et de sa soeur Stella – tous deux héritiers d’une dynastie finlandaise, les Rabell – que le premier devenu écrivain a rencontrés un jour d’été dans une presqu’île qu’il sillonnait à vélo.
Des années 1970 à aujourd’hui, cinquante ans d’amitié avec Alex, d’amour fou, violent et sporadique avec Stella, voilà ce que décrivent ces 600 pages denses qui apportent avec elles des personnages secondaires essentiels. Des personnages qui constituent l’environnement affectif du narrateur: Jakob, père de Alex et Stella perdu dans ses chimères, Poa un grand père au passé trouble, Clara une mère aimante et aristocratique et d’autres encore. Suffisamment pour écrire une véritable comédie humaine qui peut se résumer à ces deux phrases :
« C’est l’amour qui fait que nous nous souvenons, c’est de l’amour que viennent les histoires.
Mais qu’est ce qui constitue nos souvenirs, et qu’est ce que nous aimons en réalité? ».
Le narrateur-écrivain cherche tout au long de l’ouvrage à répondre à ces deux questions ; Nos souvenirs sont des fragments de rêves se révèle ainsi une magnifique histoire d’amour. Histoire d’amour entre lui et Stella, véritable balise affective de toutes ces années, mais aussi amour sincère avec Linda, une maitresse de compensation, et avec une mère divorcée, un père coureur et un peu inconséquent. Et même une histoire d’amour insoupçonnée que nous découvrons avec étonnement dans les dernières pages. La passion, indissociable de l’amour physique traverse tout l’ouvrage, moteur d’un homme qui se cherche une place dans la société et qui rêve d’écrire le roman de sa vie et de ses amours.
Car Nos souvenirs sont des fragments de rêves est aussi un roman qui intègre le monde environnant de ces cinquante dernières années : la crise boursière, le 11 septembre ou, encore, les frères Kouachi à Charlie provoquent des échos dans la vie des personnages, ancrant leur histoire dans la réalité. Les enfants – magnifiques sont leurs portraits, – permettent de transcrire le passage des générations. Pas d’amour éthéré ou de romantisme à la Musset, ce sont bien les états d’âme et la vie d’hommes et de femmes de la fin du siècle précédent que Kjell Westö nous raconte, en prenant pour cadre une magnifique nature finlandaise qui enveloppe de sa beauté tranquille toute l’histoire.
Cette recherche de sens à la vie est traversée tout au long de l’ouvrage par une réflexion présente dès les premières pages : l’amitié et l’amour sont difficiles lorsque des différences de classe sociale dressent des barrages parfois invisibles. L’écrivain fait partie de la classe moyenne qui loue une métairie pour l’été. Stella et Alex sont des enfants d’une aristocratie qui va passer ses vacances dans le domaine familial au bord de la mer. Marqués par ces origines sociales, qui se perpétueront, tous les personnages semblent insensiblement voués à rester dans leur case. Une case qui leur a été assignée dès la naissance. Cette prédestination peut même faire mentir des souvenirs que le narrateur prétend pourtant garder à l’état brut grâce à une mémoire exceptionnelle. Les yeux collés sur leurs propres passions, sur la musique, la religion, l’économie ; autant de thèmes présents en filigrane tout au long du récit, les personnages peuvent croire à de fausses réalités.
«La première fois où j’ai fait l’amour avec Stella, j’ai su que je ne pourrai jamais plus vivre sans : elle passera toujours avant les convenances, la carrière, avant même la morale. »
A travers un style fluide et prenant, l’auteur finlandais – dont son grand succès précédent « Un mirage finlandais » a été publié en France aux Editions Autrement – interroge ainsi ce que constitue réellement le socle de notre vie : une réalité ou ce que nous avons l’impression et le souvenir d’avoir vécu.
Les moyens narratifs utilisés sont en apparence simples et sans aucun artifice, à l’exception de quelques surprises en fin d’ouvrage. Le lecteur suit sans désemparer la vie de personnages qui lui ressemblent, ni héros, ni salauds. Pas de destin exceptionnel, pas de suspense, pas d’intrigue. La vie, rien que la vie. Celle qui s’écoule lentement quand nous nous regardons chaque matin devant notre glace.
Nous souvenirs sont des fragments de rêves Kjell Westö (Traduction du suédois par Jean-Baptiste Coursaud), Editions Autrement, janvier 2018, 592 pages, 22€. ISBN: 9782746746343.