Nostalgia-Nostalghia de Martone-Tarkovski : deux regards sur l’exil et la mémoire

7011
Nostalgia film de Mario Martone

Par-delà les quatre décennies qui les séparent, l’exceptionnel film italien de Mario Martone (2022) et le chef-d’œuvre italo-soviétique d’Andreï Tarkovski (1983) tissent un dialogue troublant. Non seulement par la parenté de leur titre, mais par leur manière d’interroger la mémoire, le retour, la perte, et cet élancement de l’âme que des médecins suisses nommèrent nostalgie en 1688. Pourtant, ces deux œuvres paraissent éloignées dans leur grammaire cinématographique. L’une s’inscrit dans un réalisme charnel et politique ; l’autre dans une liturgie de l’invisible. Mais dans cette distension survient et se dérobe une puissance invisible et paradoxalement consolatrice.

Dans Nostalgia, Mario Martone filme le retour d’un homme à Naples après quarante ans d’absence. Felice, expatrié au Caire, converti à l’Islam, retrouve sa mère mourante et entreprend de renouer les fils d’un passé interrompu. Ce passé a un nom, un visage : Oreste, son ancien ami d’enfance, désormais chef camorriste du quartier. Avec lui, adolescents, ils ont fait les 400 coups, jusqu’à l’irréparable… Le retour n’est pas un apaisement mais une collision entre mémoire intime et réalité violente.

Chez Tarkovski, dans Nostalghia, un poète russe en Italie, voire le poète russe, est traversé par le mal de l’exil – un état diffus, mystique. Il erre dans une Toscane figée, contemplative où le paysage devient prolongement diffracté du moi. Là aussi, il y a une figure miroir, Domenico. Ce fou mystique qui réclame un geste de foi pour sauver le monde (mais n’est-ce pas là le sens même du cinéma de Tarkovsky ?…). Le retour, ici, n’est pas géographique. Il est intérieur, spirituel. Ulysse veut le retour à Ithaque et la créature dans le sein de son Créateur.

Martone convoque la nostalgie comme affrontement avec le passé social ; Tarkovski l’èlève au rang de rituel métaphysique. Pour ce faire, les deux incarnent – et incarnent l’histoire à travers un mode : celui des corps en ruines, des villes en deuil.

Naples, dans Nostalgia, est une ville vivante, mais gangrenée. Elle suinte la chaleur, la poussière, les non-dits, la peur et la joie à l’avenant – la guerre désespérement radicale entre le Mal et le Bien. Martone la filme comme un organisme urbain vivant, contradictoire, où le sacré côtoie le crime, où les souvenirs ne sauraient être jamais pleinement doux car toujours troublés, percutés. La caméra se glisse dans les ruelles comme dans un corps blessé ; les coups de couteaux, les marques de tirs, les motos brulées ponctuent la ville autant que les images pieuses. Le film adopte ainsi un réalisme charnel, quasi documentaire, où la ville est personnage organique à part entière.

Tarkovski, lui, filme l’Italie comme une terre étrangère désincarnée, peuplée de ruines, d’églises vides, de sources stagnantes, comme on filme l’histoire quand on la conçoit au passé. Il y a peu de corps vivants, mais beaucoup de matières : l’eau, la pierre, le feu, la brume. C’est un cinéma du signe, pas du contexte. Les paysages ne décrivent pas un monde, ils traduisent un état d’âme, des incarnations désincarnés, du moins spiritualisés, des icônes d’états d’être. Que certains non sans raison, mais hâtivement, réduiront au syntagme figée d’ « âme russe ».

Là où Martone observe, Tarkovski médite. L’un expose une ville en crise ; l’autre élève le lieu au rang de contexte-fonction-symbole. Deux géographisations de la foi, l’absurde et la mémoire.

Alors, tous deux mettent en scène des figures sacerdotales. Un prêtre dans Nostalgia tente de sauver la jeunesse napolitaine ; un prophète dans Nostalghia demande qu’un cierge soit porté à travers un bassin vidé d’eau comme acte de foi ultime. Ces figures sont les vecteurs d’un salut possible toujours recommencé, mais aussi du doute à l’égard du monde qui est l’autre face propédeutique du tragique.

Felice est venu à la rencontre de son destin et meurt en homme de bonne volonté dans l’incompréhension d’un ordre mafieux qui broie les élans affectifs. Andreï meurt dans une résonance cosmique, une recomposition de la Russie dans une église en ruine. Les deux morts sont tragiques, mais l’une est politique, l’autre sacerdotale. Certes, côté russe, politique et sacerdoce sont la double face de la tentation césaro-papiste d’une idée-peuple qui se sera cru et se croit encore (mais désormais en doutant) le Monde et l’Humanité.

Martone regarde le réel, dans son implacable brutalité ; Tarkovski regarde l’invisible, dans son insoutenable beauté. Martone voit Satan tomber comme l’éclair ; Tarkovsky réfléchit les illusions miroitantes de Lucifer. Et le pas de Lucifer est lent quand celui de Satan est d’une violence dérobée. Ils sont deux épreuves du temps, chacun faisant temporalité.

Ainsi, les deux films partagent un rythme lent, mais en font des usages radicalement différents. Chez Martone, la lenteur est pleine de tension contenue. Elle creuse l’attente d’un drame inévitable. Le récit est lisible, structuré, psychologiquement tendu. Chez Tarkovski, la lenteur est suspendue en hypnose, en alpha astral. Les plans-séquences ne construisent pas une progression, mais ouvrent des abîmes. Le récit devient méditation. Chaque image est un temps vécu, une prière visuelle. La lenteur chez Martone sert l’émotion ; chez Tarkovski, elle interroge la nature du regard lui-même. C’est ainsi que la nostalgie s’avère ligne de fracture, autrement dit ce qui divise l’intime.

Nostalgia et Nostalghia forment un diptyque puissamment complémentaire. L’un s’enracine dans le sol instable de Naples, l’autre plane dans l’éther de l’Italie métaphysiquement rêvée. L’un parle du poids des souvenirs dans un corps vivant, l’autre de la transcendance qui immane du monde. Deux films qui font l’épreuve du retour – mais pour l’un, le retour est une guerre contre le présent ; pour l’autre, une tentative d’habiter la lumière après la chute. L’un est exil de Satan, l’autre de Lucifer.

En somme, deux conceptions du cinéma : l’une néoréaliste et affectif, l’autre mystique où le monde est sémiologie théologique. Et dans cette opposition convergente émerge la question : que peut-on encore sauver du passé en soi et dans le monde ? Et faut-il sauver le passé pour sauver le présent ?

Ce tremblement intérieur que les deux films suscitent

Il y a 30 ans quand j’avais dévoré la rétrospective Tarkovky au cinéma Saint-André des Arts et, hier soir, en regardant le film de Martone sur Arte, j’ai eu l’impression d’habiter, dans les deux cas, un même lieu intérieur, un même état d’âme, un même frisson suspendu. Je viens d’en exposer les raisons… contradictoires. J’ajouterai qu’en leur coeur et leur creux, ces deux œuvres épousent une forme de nostalgie ontologique plus qu’émotionnelle : une nostalgie de ce qui n’a peut-être jamais existé ou de ce que nous avons laissé mourir sans le comprendre. Ce n’est pas tant un lieu ou un temps que nous pleurons, mais une vérité silencieuse que nous avons désertée – une mère, une foi, une pureté, l’amitié, l’humanité, une possibilité, l’éternité (moins un jour).

Martone filme Naples comme Tarkovski filme la Toscane : non pour les représenter, mais pour y chercher quelque chose de perdu, d’effacé, d’enfoui. Et cette quête confère aux deux films une semblable texture de deuil, une densité grave, cette même lumière terne qui fait jaillir comme un éclat chaque visage, geste, silence et parole.

« Ainsi, celui qui pénètre dans l’intensité du silence, qui en explore les multiples bruitages que sont ces clignotements infinitésimaux, accède alors – écrivait Vladimir Jankélévitch – à ses murmures : le raffinement d’une parole, d’un message, d’un chuchotement de la vie qui sont les contraires du néant. »

La parenté ressentie n’est donc pas narrative, ni même formelle, elle est vibratoire. Les deux films forcent à ralentir, à écouter autrement, à accepter l’imperceptible. Ils ont déposé en moi un poids doux et durable, une émotion impalpable mais insistante, comme une prière que je n’aurais pas entendue mais dont le souffle m’aurait traversé.

Peut-être est-ce cela, justement, la nostalgie : non la douleur de l’impossible révolution vers l’origine, mais le trouble causé par sa persistance muette dans le présent. Ce tremblement intérieur. Cette brûlure lente. Cette fatigue métaphysique. Fatigue universelle de la mémoire. Fatigue de l’Occident.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.