Depuis 10 ans maintenant, le tic tac des horloges de l’installation typographique O’clock de l’artiste Nadine Grenier tourne en France et à l’étranger – Venise, Milan en Italie. Du 5 avril au 17 mai 2019, la Maison du livre de Bécherel invite le public à prendre le temps de s’arrêter et d’écouter les minutes défiler, dans l’attente de découvrir la finalité de l’œuvre. Rencontre avec l’artiste.
« L’approche graphique dans l’artistique est assez logique pour moi dans le sens où l’artistique apporte une liberté de choix et de direction et la contrainte due aux commandes en tant que graphiste me permet une créativité autre ».
Unidivers : On se souvient tous des montres molles de Salvador Dali, mais l’horloge en tant que matériau ou objet d’art n’apparaît qu’à partir des années 1960. Elle célèbre un temps rassembleur et communautaire ou exprime une disjonction des temporalités individuelles. Elle peut être le rappel de son rôle premier, la mesure du temps ; l’enregistrement de contraintes sociales et l’expression d’une libération vis-à-vis de lui (cf. « Horloges au présent. Présence de l’horloge dans l’art actuel », de Claire Labastie, Marges, n°19, 2014, p. 96-112). Comment ce matériau a-t-il fait son entrée dans votre travail artistique ?
Nadine Grenier : Le point de départ de cette aventure vient d’un projet personnel qui a été mené quand j’étais étudiante en communication graphique aux Arts décoratifs de Strasbourg. Je n’avais pas pu assister à un workshop dispensé par un professeur de typographie, l’idée étant d’écrire en grand ou en objet. J’ai décidé de réaliser l’atelier moi-même, avec l’idée de créer un alphabet typographique à base d’horloges. Je ne saurais pas dire pourquoi cet objet, un pur hasard.
Avant d’être un travail artistique, il s’agit d’un travail typographique, écrire les lettres de A à Z à l’aide d’horloges. Une fois ceci fait, et étant en communication visuelle, écrire une phrase, voir si les lettres étaient équilibrées et si le dessin des lettres était homogène dans l’ensemble me paraissait plus logique. L’utilisation des horloges m’a guidé vers une citation sur le temps. Ce n’est qu’une fois la phrase écrite que la fonction initiale des horloges s’est révélée… Les aiguilles tournent, rendent la phrase visible avant qu’elle ne disparaisse. Le processus de création m’a permis de me rendre compte de l’utilité du matériau que j’avais en face de moi. Et depuis maintenant 10 ans, je pousse l’idée jusqu’au bout.
Unidivers : Présentée à la Maison du livre (Bécherel), O’clock est une installation typographique, caractéristique que l’on peut raccrocher à votre activité de graphiste, créant par la même occasion un lien entre vos deux activités professionnelles.
Nadine Grenier : Le travail de la typographie est un travail qui m’intéresse en effet. Tout part de la typographie : l’écriture, le langage, etc. C’est un sujet qui m’a toujours intéressé dans le dessin de lettres. Je n’entends pas par là la typographie de labeur, c’est-à-dire les polices de caractères qui apportent un confort de lecture ou dans l’écriture d’un texte (Garamond, Times, etc.) Il ne s’agit pas de la même réflexion, il est question ici de la typographie dans sa tradition. Beaucoup de graphistes ont travaillé la typographie, mais plutôt fantaisiste. La typographie de labeur est une référence de base, mais je préfère aller vers des choses plus libres.
« Mon travail est visuellement éclectique, Amener du sens à une idée de départ crée un lien entre les projets »
Je peux apprécier des choses esthétiquement jolies et gratuites, mais ce n’est pas ce qui me correspond. Approcher par une traduction visuelle et toucher par un message permet de créer un lien.
Unidivers : Depuis 2008, trois versions de O’clock ont été réalisées. Quelle a été l’évolution de l’installation ?
Nadine Grenier : O’Clock a été fabriquée trois fois avec des évolutions dans l’esthétique. La première version fonctionnait, mais n’était pas viable sur quinze ans, par rapport au choix de matériaux par exemple. Considérons là comme une maquette de principe bien finie opérationnelle.
Comme le projet était intéressant et tenait la route, la seconde étape a permis de réaliser un rendu professionnel et propre. J’avais exposé à la Triennale Design Museum de Milan (2011), événement où exposent des pointures du design et de l’exposition. Les moyens mis en œuvre m’ont montré la voie à prendre. Toute la conception esthétique et technique a été reprise jusqu’à aboutir à la dernière version.
Unidivers : Le principe demeure le même, la phrase se construit au fil des minutes et est visible le temps d’une minute avant de nouveau disparaître.
Nadine Grenier : Un cycle se met en route toutes les trente minutes. Elle fonctionne en temps normal pendant trente minutes et à la fin de ce cycle, elles retournent au point de départ. Si le temps réel était respecté, la phrase ne serait visible que deux fois par jour, dont une fois pendant les horaires de fermeture de l’espace d’exposition, ce qui était le cas dans la première version exposée à la Biennale internationale du design de Saint-Étienne. Les spectateurs s’étaient passé le mot et venaient tous les jours à midi afin de voir la phrase. Afin de pallier ce temps de latence, une version accélérée de l’installation était projetée au mur. Cette alternative fonctionnait, mais l’effet de surprise n’était plus le même, déjà que trente minutes d’attente peuvent paraître longues dans notre époque. Paradoxalement, c’est une des caractéristiques de l’œuvre qui est réellement appréciée dans ce travail.
Unidivers : L’installation capte le présent du spectateur, qui entre en résonance avec O’clock. Au final, l’œuvre ne matérialise-t-elle pas le temps qu’il passe devant l’œuvre qui se construit ?
Nadine Grenier : Le cycle de trente minutes permet un accès régulier à la phrase, dans le cas contraire, l’installation perdait de son intérêt et devenait trop énigmatique. En faisant ce choix et en discutant avec les spectateurs, le retour que j’ai eu et que je n’avais pas anticipé, c’est le côté hypnotique de ce travail. L’heure est en perpétuel mouvement. Le public n’est pas prévenu, il ne sait pas vraiment ce qu’il y a à voir, mais il sait qu’il va se passer quelque chose. On sait seulement que trente minutes sont nécessaires pour voir le final, j’ai été surprise, car le public est prêt à faire cet effort. Ce n’est pas un effort, mais ça demande une certaine patience.
Unidivers : Vous pointez peut-être du doigt le paradoxe de l’humain. Dans une société où tout va de plus en plus vite, on a l’impression de perdre notre temps plus rapidement, mais avec O’Clock, le public accepte, en contrepartie de la finalité de l’œuvre, de perdre son temps.
Nadine Grenier : Exactement, et d’un côté, je me permets de perdre son temps. Ce n’est pas quelque chose de réfléchi à la base, mais c’est un point très intéressant à observer et analyser.
Unidivers : « Le temps passe, et chaque fois qu’il y a du temps qui passe, il y a quelque chose qui s’efface » vient de l’artiste, écrivain et poète Jules Romains. Pourquoi cette phrase plus qu’une autre ?
Nadine Grenier : Cette phrase était intéressante au niveau du son et de la graphie et les répétitions de mots renvoient également à la typographie. Au moment de réaliser O’clock avec les horloges, j’ai ajouté le mouvement des aiguilles au processus afin de détruire la lecture de la phrase, et la phrase correspondait encore plus. J’avais peur qu’elle soit redondante, mais une corrélation forte se crée entre le sens et ce qu’il se passe de manière physique dans l’espace.
Je ne pensais pas l’installation adaptée pour l’étranger, puisque la phrase est en français ce qui limite la compréhension au plus grand nombre. Cependant, après avoir essayé, les personnes ont été unanimes sur le fait de laisser la phrase dans sa langue d’origine plutôt que de proposer une traduction anglaise.
Exposition O’clock – La Maison du livre, Bécherel, du 5 avril au 17 mai 2019
Adresse :
La Maison du livre
4 Route de Montfort, 35190 Bécherel
Téléphone : 02 99 66 65 65