Partita 2 – Sei solo
chorégraphie Anne Teresa de Keersmaeker
TNB, mercredi 23 , jeudi 24 et vendredi 25 avril 2014
« Chorégraphes, Anne Teresa De Keersmaeker et Boris Charmatz restent tous deux animés par le désir irrépressible de danser. Ils se sont retrouvés autour de la Partita pour violon seul N°2 de Johann Sebastian Bach. Accompagnés d’un violoniste baroque, les deux danseurs voyagent à travers cette œuvre aussi émotionnellement puissante que structurellement parfaite. Avec admiration, mais sans déférence, ils cherchent la danse inhérente à son architecture vivante. De Keersmaeker et Charmatz témoignent des entrelacs et des points de contact de leurs recherches respectives, du plaisir de danser, du plaisir de penser. »
Partita 2 est une affaire assez sérieuse, n’en déplaise à une frange du public du TNB venue chercher une distraction légère et qui, lors de la représentation du mercredi, supporta difficilement, dans la première partie, d’être plongée dans le noir à l’écoute de la musique de Bach, et celle-ci fut malheureusement parasitée par un brouhaha inquiet de toussotements, chuchotements, raclements de gorge et applaudissements malveillants à n’en plus finir…[1]
Évoquer une œuvre comme Partita 2, est une gageure et le chroniqueur a bien failli s’esquiver, laisser passer son tour. Ce spectacle dont la structure chorégraphique se développe en trois parties autonomes qui viennent se superposer en une complexité croissante, a déjà fait couler beaucoup d’encre et alimenté nombres de critiques. Cette œuvre mérite des études de fond, que sont susceptibles de produire des érudits à la fois très familiers de la musique de Bach, de sa forme abstraite comme du contexte culturel qui l’a vu naître ; connaissant sur le bout des doigts la carrière et le répertoire gestuel de Boris Charmatz et d’Anne Teresa De Keersmaeker ; et disposant d’un vocabulaire assez riche pour qualifier la danse, au plus près, pas après pas.
Contentons-nous, pour cette modeste chronique, de proposer une sorte de récit à partir d’une sélection suggestive d’éléments – brides mémorielles amalgamées par un spectateur qui a vu la pièce trois fois[2] – qui relèvent essentiellement de la dramaturgie … ou de son fantasme !
[…] Cesse la musique de Bach. Silence nocturne. Une porte s’ouvre, un rai de lumière filtre et les voilà libérés sur scène. Au pas de course, ils investissent avec entrain tout l’espace. Il est grand, puissant et nonchalant. Elle est menue, légère et appliquée. Si leurs silhouettes désignent d’emblée des archétypes aussi différents que complémentaires, tous deux partagent les mêmes codes, les mêmes coutumes. Leur univers s’ancre sur trois trajectoires elliptiques tracées en blanc, trois simples ovales superposés : jeu de marelle, signalétique d’un terrain de sport ou, pour forcer quelque-peu l’interprétation, symbole associant paradis, purgatoire et enfer entrecroisés ? Toujours est-il que ces courbes indiquent des routes que les danseurs peuvent suivre et marquent les frontières qu’ils choisissent de franchir.
Naissance d’une amitié enfantine, juste avant l’aube, sous des rayons de lune. Ils jettent des coups d’œil anxieux au ciel menaçant; il ne semble y avoir encore rien à craindre. Les deux êtres naïfs et rêveurs se cherchent, se trouvent, hésitent, se perdent. Ils marchent, courent, synchronisent leurs pas et se désynchronisent, s’associent puis s’isolent. Ils suivent des courbes sinueuses et prennent plaisir à s’égarer : formes de tressage. Les danseurs comptent leur pas à voix haute : de retrouver le bon rythme et le bon chemin. La fille vient par derrière lui effleurer le bas de l’épaule. Il ne tarde pas à faire de même. Mais s’il s’approche de trop près, trop longtemps, il risque d’être repoussé. Et soudain, le pied de la fille s’élève et feint de lui donner un coup au visage. Rires. Ils sautent et sautent encore. Ils tentent encore de s’arracher aux forces magnétiques qui clouent les humains au sol, pesanteur, puissance chthonienne, qui va les ramener incessamment à la terre. Cette terre qui toujours va leur rappeler leur condition mortelle – et cette danse n’a rien d’illusionniste, n’essaie pas de figurer des anges sans masse évoluant dans l’éther ; au contraire, elle marque le choc des corps qui retombent lourdement et fait résonner les crissements des semelles en friction. C’est ainsi que la danse parvient à suggérer des émotions très charnelles. Et la terre se montre aussi parfois réconfortante, nourricière, l’on vient la piétiner, la caresser ou s’y étendre pour y puiser une énergie nouvelle[3].
L’accord parfait ou presque, simple camaraderie enfantine, a disparu au profit d’une joute amoureuse. Chacun feint d’ignorer l’autre, et la fille laisse le garçon s’épuiser dans un « suis-moi si tu peux » qui la laisse le plus souvent maître du jeu, à moins qu’elle n’essaie de retarder l’union du couple, perspective angoissante.
L’enfance n’est déjà plus. Naissance d’un couple d’adulte. Ce monde ancien; un monde presque médiéval ; un monde chrétien où surgissent parfois encore quelques relents de paganisme – que les baskets fluo[4] et le jean du violoniste ne nous y trompent pas ! – ne connaît pas l’adolescence. Le temps s’ébranle et la vie bascule d’un jour à l’autre. Le jeu de séduction devient un jeu très sérieux, où l’on peut tout perdre. C’en est fini de l’innocence. L’amour engage les amants pour la vie et même au-delà.
Vient alors le premier vrai contact, par les pieds. Alors que l’homme debout domine de sa hauteur la femme qui s’est abandonnée sur le sol presque recroquevillée, un pied, puis l’autre, viennent entrainer délicatement ceux du partenaire. Et les deux êtres imbriqués évoluent ainsi comme deux rouages perpendiculaires d’une horloge. Puis l’équilibre vertical est recouvré un instant lorsque l’homme tend la main et relève la femme, avant que le couple ne bascule encore, de l’autre côté. Et de nouveau cet engrenage, avec désormais la femme qui impulse le mouvement. Le contact suivant est entraperçu très furtivement : deux cuisses se frôlent. Autre contact, la main de la femme se pose avec une franche audace sur la nuque de son compagnon. Et les voilà déjà réunis bras dessus bras dessous, tournant le dos au public. Puis l’homme la fait courir sur le mur du fond de la scène, avant de la faire tournoyer dans les airs. Ce seront les seuls moments où elle s’émancipera de l’attraction terrestre. L’homme a épuisé ses forces, et la femme doit le traîner sur ses épaules. Elle assume sa charge.
Les voilà qui s’éloignent l’un de l’autre. La femme semble encore prolonger l’idylle, se caresse la joue, comme plongée dans une torpeur opiacée, alors que l’homme, faune ithyphallique, panique, reste tétanisé. Il se révolte, écrase de ses mains l’atmosphère oppressant. Et il saisit son cou ; il voudrait respirer ou s’étrangler ? Chacun reste enfermé dans sa symétrie : miroir d’une union désormais contrariée. L’homme, écarte les bras vers le haut, tend les mains en oblique et sa jambe gauche vient caresser sa jambe droite tandis que, de son côté, la femme, joint ses mains et les fait glisser sous sa jupe noire, entre ses cuisses.
On retrouvera bientôt dans la dernière partie, cette fois-ci en correspondance avec la musique de Bach, les mêmes pas, les mêmes jeux, les mêmes signes, dans d’autres combinaisons. Sous le regard complice du violoniste – un confident, qui reçoit parfois une caresse de la femme sur la taille, tandis que l’homme danse au plus près de lui, presque à le heurter, ce qui force l’intimité –, cette danse décrira alors un autre couple, plus mûr, qui connaît la musique, qui regarde fièrement le ciel, qui le défie. Et ce couple va alterner moments enjoués et mélancoliques jusqu’à atteindre une sombre et élégante sérénité.
À l’issue de la représentation du vendredi 25 avril, l’équipe de Partita 2 et le TNB, solidaires des intermittents du spectacle en grève, notamment à Rennes et à Lorient, ont laissé s’exprimer un représentant des intermittents, un étudiant à l’école du TNB, qui a évoqué les doléances de ses camarades qui craignent que leur statut ne soit malmené pour satisfaire un esprit d’ « ultralibéralisme » qui ferait peu de cas de la part d’ « émotionnel », de « sensible » que portent les artistes et techniciens du spectacle vivant.
CHORÉGRAPHIE : Anne Teresa De Keersmaeker – DANSE : Boris Charmatz, Anne Teresa De Keersmaeker – MUSIQUE : Partita No. 2, Johann Sebastian Bach – VIOLON : George Alexander van Dam – CRÉÉ AVEC : Amandine Beyer, George Alexander van Dam – SCÉNOGRAPHIE : Michel François – COSTUMES : Anne-Catherine Kunz – ASSISTANTE ARTISTIQUE ET DIRECTRICE DES RÉPÉTITIONS ET PLANNING : Anne Van Aerschot – COORDINATEUR TECHNIQUE Joris Erven – SON : Alban Moraud – TECHNICIENS : Wannes De Rydt, Bert Veris – PRODUCTION : Rosas
+ d’infos :
Anne Teresa de Keersmaeker et Boris Charmatz s’entretiennent avec Gilles Amalvi
http://www.lamonnaie.be/fr/mymm/article/80/Entretien-Anne-Teresa-De-Keersmaker-Boris-Charmatz/
le TNB
http://www.t-n-b.fr/fr/saison/partita_2-882.php
le musée de la danse
http://www.museedeladanse.org/fr/articles/partita-2-d-anne-teresa-de-keersmaeker
[1]Pas de perturbation particulière à signaler lors des représentations du jeudi et du vendredi !
[2]Une fois à Lorient, en janvier dernier, avec Amandine Beyer au violon, et le mercredi 23 et le vendredi 25 avril à Rennes, avec George Alexander van Dam. Gardons-nous d’essayer de comparer les interprétations de la musique de Bach par les deux violonistes mais notons seulement qu’à Rennes le son nous a semblé plus mat, avoir moins de relief, avec une spatialisation moindre qu’à Lorient. Et de suggérer l’hypothèse que l’acoustique de la salle Vilar du TNB et celle du grand théâtre de Lorient diffèrent.
[3]N’oublions pas que la pièce s’inspire notamment de danses folkloriques, comme les gigues et chaconnes, elles mêmes inspirées de danses traditionnelles plus anciennes qui ont pu être rattachées à des rites agraires.
[4] Depuis la première représentation du spectacle à Bruxelles, le 3 mai 2013, ces baskets suscitent perplexité, amusement ou agacement. Elles alimentent tant de commentaires divers et variés! Pas de doute, ces baskets portent l’attention…sur les pieds !