Présenté dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2025, Le Rire et le Couteau (O Riso e a Faca) marque le retour fulgurant de Pedro Pinho sur la scène internationale. Sept ans après L’Usine de rien, le cinéaste portugais signe une fresque de 3 h 30 aussi dense que mouvante, une œuvre-monde où l’engagement politique se dilue dans la chair des récits, où le regard blanc vacille au contact des marges, où l’Afrique de l’Ouest, filmée en Guinée-Bissau, devient non pas un décor exotique, mais le lieu d’une mise à nu des rapports de pouvoir, de désir, de domination.
Il serait facile de réduire Le Rire et le Couteau à une nouvelle variation sur le néocolonialisme. Mais Pedro Pinho fait bien davantage : il met en crise le regard même du cinéaste européen, dans une démarche quasi auto-ethnographique. Sergio, l’ingénieur portugais envoyé en mission d’impact environnemental sur la construction d’une route entre désert et rizières, n’est pas tant un personnage qu’un prisme. Il est l’œil qui croit voir, le « sujet éclairé » occidental, prêt à cohabiter mais non à décentrer ses schèmes de pensée.
Pedro Pinho engage ici une réflexion profondément contemporaine sur la possibilité d’un rapport Nord-Sud affranchi du fantasme sauveur. Il convoque à cet égard les spectres du « white savior complex », les illusions ONGistes, et les relie subtilement à l’histoire longue des dominations – coloniale, économique, sexuelle. Dans une séquence mémorable, Sergio se retrouve dans un bordel de brousse, réduit à l’état d’objet manipulable. La prostituée noire le raille : « Les pires clients, ce sont les gentils ». Pinho interroge ainsi, dans un geste lucide, la fausse innocence du progressisme blanc.
Pedro Pinho travaille la forme comme un terrain de lutte. Le Rire et le Couteau ne suit pas de structure narrative traditionnelle ; il s’abandonne à des bifurcations, des moments suspendus, des digressions poétiques. On pense à Straub-Huillet, à Godard période Numéro deux, mais aussi à l’énergie sensorielle d’un Apichatpong Weerasethakul. Le montage, fluide et rugueux, épouse les rythmes d’une odyssée intérieure autant que géopolitique.
La caméra, souvent portée à l’épaule, filme les corps comme des terrains d’inscription du monde : transpirants, traversés, désirants. Car Le Rire et le Couteau est aussi un grand film du désir comme force politique. Le personnage de Gui, Brésilien queer campé par Jonathan Guilherme, incarne cette politique de la joie affranchie. Son corps, en robe à bretelles, glisse dans le cadre comme un défi à l’assignation identitaire. Il ne s’agit plus ici de revendiquer une étiquette, mais de vivre pleinement sa fluidité, sa sensualité, sa réinvention permanente.
À mesure que le film progresse, l’ingénieur portugais désapprend. Il découvre que l’éthique, en terre d’altérité, ne peut être qu’un bricolage instable, une recherche constante de justesse sans certitude. Le film convoque, sans jamais l’expliciter, les thèses du philosophe Ruwen Ogien : la morale minimale, fondée sur le principe de non-nuisance, devient la seule boussole viable dans un monde éclaté.
Le sexe, omniprésent mais jamais voyeuriste, devient un champ d’expérimentation éthique. Ce n’est pas l’intime qui est politique, mais le politique qui s’incarne dans l’intime. L’exubérance de certaines scènes (comme celle du bordel ou des fêtes nocturnes) contraste avec une retenue pudique dans les scènes d’amour vraies. Pinho filme l’accord comme un événement, l’écoute comme une révolution.
Ce qui fait la grandeur de Le Rire et le Couteau, c’est sa capacité à faire du cinéma une forme de connaissance. Pedro Pinho ne filme pas sur la Guinée-Bissau : il filme depuis une position d’inconfort. Il regarde sans surplomb, écoute sans interroger. Et cela change tout. Le film ne cherche pas à livrer un message ; il cherche à déplacer les lignes. À déconstruire ce que l’on croyait acquis : l’aide au développement, le multiculturalisme, l’échange culturel.
Cette posture est politique dans son essence : elle attaque le monopole occidental du récit. En ce sens, Le Rire et le Couteau est aussi un film contre le cinéma européen, contre son confort, contre ses certitudes formelles. Il faut du courage pour produire un film aussi long, aussi impur, aussi risqué – un geste de cinéma qui embrasse la cacophonie du réel sans chercher à la réduire.
L’une des plus belles séquences du film se déroule au bord de la mer. Sergio, Diara, Gui, et d’autres personnages, partagent un moment d’harmonie silencieuse, à côté de vaches statiques. Le temps se suspend. Les regards se croisent sans enjeu, les corps se baignent sans performance. Pedro Pinho filme là un moment de grâce rare, où la liberté ne se conquiert plus, elle s’éprouve.
Cette scène dit tout ce que le film ne martèle jamais : la possibilité d’un monde où les récits se croisent sans se coloniser, où l’on ne cherche pas à sauver ou à convaincre, mais simplement à coexister. Ce que propose Le Rire et le Couteau de Pedro Pinho, c’est une politique de la présence, une poétique du trouble, une esthétique du décentrement.
Avec ce deuxième long métrage de fiction, Pedro Pinho se hisse parmi les plus grands cinéastes européens contemporains. Le Rire et le Couteau est un film-monde, une œuvre de frottement et d’éveil, un contre-récit salutaire au sein d’un cinéma souvent trop lisse. Il ne « repose » pas dans la tempête : il l’habite, il y danse, et nous y entraîne.