Les mots interdits d’Antoine Grissault, de la censure à la diffusion

La performance Les mots interdits d’Antoine Grissault a eu lieu le 7 octobre à Rennes lors des portes ouvertes des ateliers d’artistes.

Antoine Grissault était invité par Charlotte Durand, artiste en résidence au 7, rue Porcon de la Barbinais à Rennes. Les pièces de cette maison, transformées en ateliers, nous transportent d’un univers à un autre où les effluves de la peinture nous servent de guide. Une fois monté l’escalier, nous voilà dans une petite pièce qui parvient à peine à contenir le public. Les projecteurs sont installés, la musique se met en route, les discussions s’interrompent. L’artiste s’installe sur sa chaise : la performance peut commencer…

antoine grissaultUnidivers : Pouvez-vous nous rappeler la polémique autour de la campagne Nutella de février 2015 ? Pourquoi avoir choisi ce sujet-là pour votre performance ?

Antoine Grissault : J’ai choisi ce sujet parce que c’était actuel. C’est après avoir lu un article qui expliquait que l’on pouvait personnaliser son pot de Nutella. Pour cela, il suffit de se rendre sur le site internet. On peut écrire sur son pot, par exemple « je t’aime Maman ». L’article mettait en lumière que beaucoup de personnes ont écrit des insultes ou ont essayé de dénoncer l’entreprise Ferrero, entreprise italienne qui produit le Nutella. Pour dénoncer la fabrication du Nutella, ils mettaient en avant la pauvreté des aliments utilisés et aussi la déforestation, l’assassinat de nombreux animaux tels que les orangs-outans.

U. : Quel rapport entretenez-vous, en tant qu’artiste, avec le système médiatique ? Essayez-vous de dénoncer l’utilisation de la parole et des mots dans ce système ?

antoine grissaultAntoine Grissault : Dans les médias, il y a quand même une certaine pauvreté du langage, mais que je trouve quand même intéressante et qui est vraiment mon terreau de création. Au-delà de ça, c’est le sens de ce que disent les gens. Il y a différents sujets, il y a le Nutella, avant c’était le mariage pour tous. Qu’est-ce qu’il y a dans le langage ? Il y a la guerre des idées. C’est ce que j’ai voulu mettre en avant dans le projet Pour ou contre et aussi de vraiment m’intéresser à tous ces gens, tous ces journalistes, ces soi-disant intellectuels, ces soi-disant personnes qui sont spécialistes de ces thématiques-là. Mettre en lumière ce qu’ils disent et le sens de leurs mots, le sens de leurs propos parce que c’est ces gens-là qu’on écoute finalement. Je me suis rendu compte… parce que je travaille beaucoup à partir de Facebook. Je vais régulièrement sur « mon » Facebook. Je suis abonné à de nombreux magazines. Du coup, j’ai un défilé d’informations journalier qui est énorme et ça va du gif du bébé chat qui boit du lait au putsch militaire à Istanbul cet été et aux actualités politiques françaises, étrangères et à ces choses-là telles que le Nutella.
antoine grissaultU. : Il semble y avoir dans votre travail un processus de décontextualisation et recontextualisation. Est-ce une réhabilitation des mots dans cette performance ? Ils ne sont finalement plus interdits.

Antoine Grissault : Je vais revenir sur mon projet Pour ou contre car il a marqué le départ de ma pratique et qu’il est encore d’actualité. Pour ou contre, c’est la phrase d’un journaliste, Laurent Ruquier, sur un plateau télé. Il ne préside pas le plateau télé, il est invité. Le débat tourne autour de la question du mariage pour tous. Il se fait interpeller par un journaliste qui lui demande ce qu’il pense du mariage pour tous. Laurent Ruquier est gay, c’est pour cela aussi que sa réponse pouvait être particulièrement intéressante. C’est aussi un personnage public, mais c’est souvent lui qui invite, qui préside. Le présentateur ne donne que très rarement son avis. C’est comme dans le sport, il est là pour commenter, donner le temps de parole, chercher un équilibre. Sa réponse est celle d’un journaliste. Il n’est pas spécialement contre, mais ce que les gens en disent lui donne envie d’être pour, mais cela ne veut pas dire qu’il est pour. C’est une phrase où il ne donne finalement pas son avis. On tombe dans l’absurde. Je l’ai trouvé sur Youtube, ça dure 25 secondes. À la première écoute, on n’a pas le temps de comprendre ce qu’il dit, on n’a pas le temps de la disséquer. C’est ça la parole journalistique, elle passe très vite. Ils ont des formulations toutes faites. Ce projet de Nutella, ces « mots interdits » qui sont interdits par une entreprise. Il y a des mots interdits par la société : « salope », ça ne se dit pas, c’est grossier. Mais ne pas avoir le droit d’écrire huile de palme, orang-outan, c’est parce que ce sont des gens qui ont tenté de dénoncer la production du Nutella. J’ai trouvé toute la liste des mots interdits qui fait environ 360 mots. Il y a cette énumération qui finalement a des qualités littéraires. Je trouvais intéressant de la dire. J’aime dire les choses, mâcher ces mots-là et ainsi les faire exister.

antoine grissaultU. : À propos de ces mots, à certains moments vous accélérez le rythme dans la diction, vous ralentissez le rythme ou vous insistez sur la prononciation de certains mots. Y a-t-il une hiérarchisation dans cette liste ? Vous répétez par exemple cinq fois « Kilo ».

Antoine Grissault : « Kilo » est dans la liste. Il y a « Kilo » sans point d’exclamation, puis « Kilo » avec un point d’exclamation, puis deux, puis trois… J’ai un ton neutre pendant ma performance même s’il y a des jeux d’accélération. Je mets en lumière certains mots parce qu’il y a aussi des couples de mots. J’ai envie d’aider le spectateur à faire les associations. Il y a beaucoup de mots, ça va quand même assez vite. Essayer de trouver une cadence, une musicalité dans cette liste.

U. : Votre visage semble fermé, grave. Vous interpellez parfois le public du regard. Qu’est-ce que vous essayez de provoquer chez le public ?

Antoine Grissault : C’est mon premier solo de performance. J’ai envie d’avoir un contact avec le public parce que ce sont des mots qui ne sont pas neutres. On est tous concernés forcément par un mot à un moment donné. J’ai envie de saisir le spectateur et de lui transmettre un truc, partager ce moment-là avec lui, quitte à la mettre mal à l’aise s’il le faut, même si ce n’est pas mon intention première.

U. : Quel lien faites-vous entre l’oralité et l’écriture ? L’oralité permet-elle de renforcer le poids des mots ?

antoine grissaultAntoine Grissault : Les lire, ce n’est pas du tout pareil. J’en reviens encore sur mes premiers projets où j’ai retranscrit des débats télévisés. Je me suis rendu compte que le passage de l’oralité vers l’écriture, il y avait un gouffre énorme entre les deux. C’est vraiment des notions qui m’intéressent. On peut dire « salope » de plein de manières différentes.

U. : Vous prenez place sur une chaise, votre assistante allume les projecteurs et vous maquille. Une musique intervient comme un jingle. Vous rejouez d’une certaine manière le show médiatique. Pourquoi faire intervenir votre assistante [votre sœur] dans la performance ? Vous rebondissez sur les mots qu’elle prononce dans une sorte de surenchère ?

Antoine Grissault : Il y a 360 mots et j’ai réussi à en apprendre, par cœur, les deux tiers. C’était un certain poids pour moi de me dire que je devais vraiment les connaître par cœur au moment de jouer la performance. Ma sœur était là dans un rôle de souffleuse comme au théâtre. En faisant les répétitions, on s’est rendu compte qu’il y avait un jeu d’échanges qui se créait et une dynamique, comme un jeu de ping-pong.

U. : Lorsque vous mangez du Nutella à la petite cuillère tout en déclamant les mots, est-ce une volonté d’accentuer le contraste entre un produit qui séduit gustativement et des techniques marketing plus que contestables ?

Antoine Grissault : Dans la publicité, les gens consomment les produits qui sont présentés. Enfant, j’adoré le Nutella. Maintenant, je trouve ça dégueulasse, c’est saturé en sucre, c’est gras, ça colle au palais. C’est très dur pour moi de commencer la performance parce que j’ai déjà mangé plusieurs cuillerées de Nutella et du coup, j’ai la langue qui colle. J’aimais bien commencer comme ça. Je pense que ça apporte quelque chose.

U. : Connaître cette polémique ne renforce-t-elle pas la répulsion pour le Nutella ?

Antoine Grissault : Bien sûr. Ce n’est pas parce que je travaille sur cette thématique-là que je ne mangerai plus jamais de Nutella et que je n’achèterai plus jamais de pot de Nutella. On est tous dans nos contradictions et je voulais aussi mettre en avant cette contradiction.

U. : Est-ce ironique lorsque vous prenez des étiquettes reprenant la campagne « Dites-le avec Nutella » pour les coller sur les fenêtres, alors que vous en montrez les failles ?

Antoine Grissault : À l’origine, les stickers utilisés devaient être collés sur les gens. Je voulais créer un contact physique et un échange visuel avec les gens tout en continuant à débiter la liste de mots. C’est quelque chose qui sera à améliorer. Je n’ai pas pensé à l’ironie, mais avant tout au spectateur. J’ai pensé que c’était un bon moyen de lui donner des indices, d’apporter aussi une certaine dynamique à la performance. C’est vraiment distiller des informations. Les spectateurs vont pouvoir reconstituer le parcours.

Les Mots Interdits est une performance d’Antoine Grissault

Crédit photo : Antoine Grissault

 

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