Philippe Muray, essayiste et romancier, est mort en 2006 à Paris. Depuis sa popularisation par Fabrice Luchini ou le magazine Causeur, l’auteur du XIXe à travers les âges, des Exorcismes spirituels ou d’Après l’Histoire connaît un succès grandissant. Les Belles Lettres ont entamé en 2015 la sortie de son journal intime, Ultima necat. Le premier s’étend entre les années 1978 et 1985. Nous voilà véritablement dans la tête d’un écrivain, vertiges et maux confondus.

La postface de sa compagne, Anne Sefrioui, traite avec beaucoup de respect des limites inhérentes à la publication d’un journal intime.
Devenir le légataire, conformément aux termes de la loi, de cet objet si particulier qu’est un journal intime ne va pas de soi. Quelles décisions prendre, en l’absence de dispositions testamentaires précises ? Quand, de surcroît, il s’agit d’une œuvre littéraire, pensée comme telle par son auteur, écrite par l’homme dont on a partagé la vie pendant près de trente ans, et que l’on se trouve donc être l’un des personnages de ce « roman » (p. 581).
Une chose est donc essentielle dans cet objet littéraire : Muray l’a écrit dans l’idée qu’il serait publié. Cela ne l’empêche pas néanmoins d’être intime. La critique génétique, jeune discipline en vogue dans les facultés de lettres, tombe dans un certain paradoxe : remonter jusqu’au geste littéraire, jusqu’au pré-texte, faire l’archéologie d’une œuvre, mais tout en exposant, au risque de l’obscénité, l’intimité d’un écrivain. Le structuralisme et la pure immanence du texte disparaissent totalement d’une telle pratique. C’est d’ailleurs l’auteur, mort hier, qui ressuscite aujourd’hui.
Car à quoi pourrait servir au lecteur le journal intime d’un auteur ? Les Belles Lettres en vendront sans doute peu. Le lectorat se partagera, du reste, entre universitaires spécialisés et inconditionnels de Muray. Cet avant-texte, pour employer les termes de la critique génétique, permettra de suivre la gestation d’une pensée, ses contradictions, ses fulgurances, ses manques, etc. Nul doute que ce lectorat trouvera là ce qu’il y cherchait. Toute la bibliothèque murayienne s’éclaire, de René Girard à Georges Bernanos, en passant, évidemment, par Céline, Baudelaire, Nietzsche, Bloy, et de manière plus déroutante, par Philip K. Dick, les Évangiles ou Jean-Paul Sartre. Homo festivus transparaît peu, ou alors durant les voyages de Philippe Muray en Californie. La diatribe contre le socialisme – et de fait, l’idée d’un Empire du Bien – commence surtout en 1981, avec l’élection de François Mitterrand. Globalement, ce Muray n’est pas l’observateur pamphlétaire de ces « choses vues » entre 1998 et 2000 qui donneront les deux tomes d’Après L’Histoire. Ce trentenaire demeure un lecteur érudit, passionné, angoissé, en crise, en retraite du monde. C’est son XIXe qui se profile déjà, travail autrement plus littéraire que le reste de son œuvre.
4 octobre. Que je n’oublie jamais l’angoisse de cette nuit ! C’est ma peau qui est en jeu, dans le sauvetage de tous que vient opérer Jésus, et c’est l’horreur qui me dépasse qui a produit ma peau. Je ne suis pas d’ici, que je n’oublie jamais cette horreur, cette menace de finir par être d’ici. (p. 17).
On lit aussi un journal intime pour sa valeur historique, contextuelle, voire même pour son aspect racoleur. On entend dans ces pages le bruissement extérieur du monde, la guerre Iran-Irak, les élections présidentielles, l’attentat de 1981 contre le pape Jean-Paul II. Intéressant aussi les conditions de vie de l’écrivain Philippe Muray, fatigué autant que dépité par son travail alimentaire de nègre pour les Brigades Mondaines, romans de gare érotico-policiers inventés par Gérard de Villiers, l’auteur de SAS. Surtout, par l’écriture et les précisions factuelles, on découvre un certain milieu intellectuel, littéraire et parisien de ces années 78-85. La présence à la fois amicale et conflictuelle de Philippe Sollers est primordiale. On retrouve cet esprit de la revue littéraire Tel Quel, ce goût pour l’avant-gardisme, le structuralisme ou encore la psychanalyse.

Entre ce que Muray projette d’écrire à 33 ans, donc ce qu’il confie au Journal, et ce qu’il publiera effectivement, il existe de nettes différences. Les grandes idées sont là, et le style approche. Mais entre 1978 et 1985, Philippe Muray travaille en grande partie sur la conception et l’écriture d’un roman, intitulé Le Genre humain, abrégé en GH. Or, à part les Brigades Mondaines et quelques romans de jeunesse, Muray n’est pas connu en tant que romancier.
Chose étrange si l’on considère, à raison, que ce Journal intime procède d’un désir : celui de consigner, clarifier, expliquer ce que sera ce roman. Encore plus déroutant lorsque l’on constate que le GH est sa priorité principale, pour ne pas dire son obsession. À ne pas s’y tromper : Muray a la prétention (nécessaire) de pouvoir écrire une somme romanesque digne d’une généalogie prestigieuse, à savoir Balzac, Hugo, Flaubert, Proust, etc. Son inclination esthétique et philosophique pour le modernisme et plus généralement l’avant-garde influe considérablement sur son travail romanesque. Son ambition semble considérable. On a parfois l’impression de lire un Joyce qui ne parviendrait pas à écrire son Ulysse.

Ce mouvement vers un roman inachevé nous apprend deux choses intéressantes sur le phénomène littéraire. D’abord, le caractère par nature perfectible, imparfait, déceptif, inachevé de la littérature, comme en témoigne la citation de Picasso qui ouvre l’année 1981 : « Si tu crois que tu n’as pas raté ton tableau, retourne à l’atelier, tu verrais que ton tableau est raté ». Ensuite, l’irréductibilité du roman à la vie. Non seulement Muray ne peut tout mettre dans son GH, comme il semble le vouloir, mais il se trouve, dans son existence, pris dans des contingences matérielles. « Y a-t-il une vie avant la mort ? » demande-t-il sans préambule au détour d’une page. Philippe Muray, on le sent à chaque page, est un être profondément angoissé. Il consigne tout, jusqu’à la décrépitude avancée de son corps.
24 mai. Malade de nouveau. La même chose. Fièvre, poumons, toux… ça devient évidemment embêtant. Même pas deux mois. Interruption essai. Je piétine, m’ennuie, me sens seul, désiré par personne. Dépression, dégoût de mon livre. Impression que je me suis monté un énorme bluff. L’artifice ridicule. Qui ne marche même plus, quand j’écris. L’idée narcissique que je me fais de moi qui ne fonctionne plus au déclic. Avec difficulté de continuer.
Nanouk est là bien sûr pour porter les coups. La vie avec moi devient de plus en plus pénible. Isolée. Solitaire. Sans illusions. Elle m’en veut d’être comme elle sans illusions. Elle se venge en me disant que mon essai ne sera qu’un monumental chef-d’œuvre de névrose. Peut-être qu’elle a raison. Depuis mon retour aux États-Unis, elle ne peut plus me supporter. Moi et mes idées, mon emploi du temps, mes manies, mon absence de succès, l’absence de demande autour de moi, la solitude, ma prétention, mon pessimisme en train de tourner à l’amertume, etc. (p. 279)
Lucide à propos de la rapidité avec laquelle le temps passe, Philippe Muray s’attache à publier des articles dans des revues, à donner des conférences outre-Atlantique et surtout, à travailler son GH. Bien que l’on ne comprenne pas complètement quel aurait été ce roman, on sait qu’il devait traiter de l’Un et du Multiple, de Dieu, de la masse, des foules. L’inachèvement du GH doit-il être considéré comme un échec ? En un sens, on peut le dire. Muray, on l’a vu, n’est jamais aussi littéraire que dans ce Journal Intime. Il parle essentiellement de son GH et de ses nombreuses lectures. L’écriture d’un roman lui semble primordiale. D’ailleurs, cet appel au roman, à un grand roman contemporain, apparaît de nombreuses fois dans l’Après l’Histoire. Du reste, le roman étant par excellence le genre historique, l’affirmation de Muray selon laquelle nous sommes sortis de l’Histoire peut vouloir dire : peut-on encore écrire un roman à notre époque ?

En amont de l’écriture, le geste est parcouru par de nombreuses potentialités et virtualités, comme l’aspect générique (roman ou essai), le point de vue du narrateur, le ton du texte, les références, l’ironie, etc. On peut alors mesurer, en comparant avec l’œuvre publiée, ce qui est de l’ordre du choix ou non. On constate qu’il existe donc toujours une part et inconsciente et imprévue. Si Philippe Muray avait terminé son Genre Humain, aurait-il écrit ses Exorcismes Spirituels ? La question revient donc à dire : est-ce l’échec du Genre Humain, donc du roman, qui aura permis, entre autres, les Exorcismes Spirituels, donc l’essai ?
On ne peut mesurer si la part de l’essai a servi ou desservi l’ambition romanesque. Une chose reste néanmoins certaine : l’ambition romanesque, elle, a sublimé les essais. Bien entendu, Muray est le penseur d’idées remarquables. Mais que serait Homo festivus sans son superbe contempteur ? C’est la prose du pamphlétaire qui demeure à ce point remarquable. Une prose hautement littéraire, d’où sourd celle de Bloy, Bernanos et Céline. Dans le cheminement du roman qui n’advient pas, autre chose survient. Sans partir dans d’obscènes considérations sur la frustration ou la colère, on ne peut s’empêcher de voir, dans l’urgence avec laquelle Muray parfois s’emballe, les longues tirades emportées qui feront la truculence de ses derniers écrits. Les épithètes cinglantes de Muray se profilent. Son extrême érudition accouchera bientôt de références ironiques.
Ces essais pourront manquer de rigueur scientifique. Ces notions frapperont autant, voire plus, pour leur puissance nominale que pour leur véritable signification. Dans ce Journal Intime, Philippe Muray parle de « théorie romancée ».
Quand je dis que le problème est de savoir s’ils sont mûrs pour la théorie romancée, cela signifie : sont-ils mûrs pour reconnaître que la théorie c’est fini ? (p. 269).
Peut-être l’originalité de son œuvre tient à ce partage, en un sens, cette concession faite à la fois au roman et à l’essai. Bien entendu, nous pourrions poursuivre longtemps sur ce spectre de l’échec qui plane au-dessus de ce Journal. Muray y mentionne, par exemple, l’échec littéraire de son propre père. En somme, Ultima necat, entre les lignes, parle essentiellement de littérature : ce mouvement qui ne cesse de s’accomplir en dépassant son propre échec.
Ultima Necat I. Journal Intime 1978-1985, Philippe Muray, Les Belles Lettres, 2015, 619 pages, 35 €.

