Dans son ouvrage Profession explorateur, Jehanne-Emmanuelle Monnier met en avant la vie qui fut celle d’Alfred Grandidier, explorateur de renom né en 1836 et mort en 1921. Tout le travail de recherche et d’analyse historiques autour des sources d’époque nous permet de comprendre, au-delà de l’angle d’approche subjectif, car individuel, les changements plus larges du métier d’explorateur au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Un travail riche et précis permettant de mettre en lumière les réalités d’une profession trop souvent fantasmée.
L’ouvrage se structure en deux grandes parties qui représentent chacune un pan de vie d’Alfred Grandidier. La première prend place de 1836 à 1870, il est question des débuts de l’explorateur dans sa profession, de son origine familiale, de la préparation de ses voyages et enfin des premiers séjours notamment en Amérique et à Madagascar. La seconde partie s’écoule de 1871 à 1921, elle relate et explore la vie d’Alfred Grandidier après les explorations, la façon par laquelle il est parvenu à intégrer les sociétés savantes parisiennes pour valoriser son travail préalablement accompli et le faire perdurer.
Publié aux éditions des Presses Universitaires de Rennes, Profession explorateur se présente comme un véritable travail d’historienne. Jehanne-Emmanuelle Monnier ne se contente jamais de nous livrer des faits bruts ou un simple récit de la vie de l’explorateur, constamment elle met en lien les opinions ou événements personnels de la vie d’Alfred Grandidier avec les évolutions plus générales de la société de son temps. L’explorateur français dont il est question devient un moyen d’éclaircir et de comprendre les caractéristiques des explorateurs du XIXe siècle. Ainsi, la subjectivité de l’expérience d’Alfred Grandidier est souvent ramenée à l’universalité du vécu des explorateurs naturalistes, cela nous permet d’en apprendre davantage sur cette profession et sur sa conception au sein des mentalités de l’époque.
« Le parcours personnel d’Alfred Grandidier accompagne parfaitement l’évolution de la perception de l’exploration et de la qualité d’explorateur : de riche voyageur, explorateur dilettante quoiqu’érudit, comme l’on pouvait en trouver en Europe au XVIIIe siècle, il se mue en explorateur en quête du progrès de sciences et notamment de l’histoire naturelle, selon le modèle des Lumières dominant jusqu’à la restauration. » p.29
Jehanne-Emmanuelle Monnier s’attache à expliquer les voyages d’Alfred Grandidier, non en juxtaposant les carnets de voyage de l’explorateur, mais en apportant une analyse des faits évoqués. Le but n’est pas de mettre en valeur les résultats de l’exploration, les nouvelles espèces découvertes ou les cartes géographiques mises au point, mais de réfléchir à la profession même. Ainsi, l’historienne insiste particulièrement sur les éléments qui ont déterminé le choix de vie d’Alfred Grandidier, notamment la place du père et de la famille qui l’ont très tôt initié aux voyages et aux sciences naturelles. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le métier d’explorateur n’est pas codifié. Chacun doit donc apprendre sur le terrain en autodidacte comment agir, faire des relevés…
L’ouvrage insiste particulièrement sur les dimensions pratiques et pragmatiques des explorations. Plus qu’un séjour dans un pays étranger, l’exploration nécessite une préparation en amont par chacun. L’historienne cherche à réfléchir sur les réalités derrière le métier d’explorateur, notamment tout ce qui concerne les réflexions et tentatives d’acheminement vers la France des animaux vivants, morts ou fossilisés dans les meilleures conditions possibles, les prises de contact et les ententes avec les populations des zones géographiques explorées, la recherche de financement pour les explorations, etc.
En s’intéressant aux grandes explorations d’Alfred Grandidier, en Amérique notamment puis à Madagascar, Jehanne-Emmanuelle Monnier met en exergue la façon par laquelle la profession est perçue par tous. À de multiples reprises, l’auteur fait référence à l’imaginaire social rattaché à la profession, « l’aventure s’apparente alors à une expérience formatrice, l’accomplissement de l’état adulte sur le plan moral autant que physique ». Il est toujours aussi question du regard que porte Alfred Grandidier sur son propre travail. L’historienne met l’accent sur cette dimension et souligne notamment la relativité de l’objectivité scientifique revendiquée par l’explorateur.
« Le parcours d’Alfred Grandidier nous a rappelé à quel point le voyageur demeure en quelque sorte prisonnier de sa culture d’origine et que son jugement, même s’il se revendique objectif, car scientifique, est en fait toujours affecté d’un biais ontologique. » p.234
L’ouvrage de Jehanne-Emmanuelle Monnier permet également une immersion dans le fonctionnement des sociétés savantes du XIXe siècle. Par connaissance et cooptation, Alfred Grandidier parvient à accéder à ces hautes sphères en intégrant notamment l’Académie des Sciences en 1885 et la Société de géographie en 1864. Le parcours de l’explorateur français nous montre l’importance de ces organismes dans la poursuite et la valorisation des recherches et de l’exploration. Dans le cas d’Alfred Grandidier, elles lui ont permis de promouvoir ses propres découvertes sur Madagascar et d’aider à la formation de nouveaux explorateurs pour poursuivre le travail entrepris.
Outre les avancées scientifiques qu’elles permettent, Jehanne-Emmanuelle Monnier insiste sur l’aspect plus personnel et parfois égoïste de ces sociétés savantes. Comme pour beaucoup, l’entrée dans ces sociétés coïncide avec l’arrêt des explorations pour Alfred Grandidier. Il s’est alors dévoué à la direction de la rédaction collective de l’Histoire physique, naturelle et politique de Madagascar. Son œuvre avait également pour but de laisser un legs aux générations à venir, de laisser une marque de son nom dans l’histoire. Madagascar devient à cet égard un tremplin sans pareil pour Alfred Grandidier. Il en améliore la connaissance pour les Européens notamment en en réalisant des cartes plus précises ou en y décrivant la faune et la flore, mais cherche aussi à attacher son nom à l’île.
« Alfred Grandidier, au fil des années, nous apparaît donc comme une personnalité à l’intelligence brillante, aux très grandes capacités, douée d’un charme incontestable, forgeant et maîtrisant parfaitement son image dans le but d’assurer la pérennité de son œuvre et de son nom au-delà de sa mort. La destinée de Madagascar et la sienne sont si étroitement liées que nous ne pouvons jamais départager tout à fait l’instrumentalisateur de l’instrumentalisé. Tout ce qui sert la renommée de l’un sert également celle de l’autre. » p.153
L’historienne souligne également toute la dimension politique du travail fourni par Alfred Grandidier en cette fin du XIXe siècle. Ce dernier ne cache pas son intérêt particulier pour l’île de Madagascar ni son souhait de la voir être colonisée. En fournissant également le point de vue des populations malgaches, Jehanne-Emmanuelle Monnier nous insère dans les situations de terrains auxquelles ont été confrontés les explorateurs, notamment face à des populations hostiles à la cartographie de leurs terres par peur justifiée de la colonisation. La dimension politique est aussi visible quand il est question des motivations et buts d’exploration d’Alfred Grandidier. Cartographier des zones géographiques inconnues pour les Européens, répertorier et classer la faune et la flore sont les maîtres mots de sa mission. L’historienne insiste sur le regard de l’explorateur qu’on qualifierait aujourd’hui de raciste quant aux populations qu’il rencontre : il décrit puis classifie leurs us et coutumes, leurs modes de gouvernance…
Profession explorateur de Jehanne-Emmanuelle Monnier se présente donc comme un ouvrage d’Histoire riche portant sur une profession emblématique du XIXe siècle. Au travers de la vie d’Alfred Grandidier, l’historienne nous donne accès à une source de savoir plus grande sur les explorateurs, leur rapport à la science, leurs méthodes de travail, leurs legs à la postérité…
Jehanne-Emmanuelle Monnier est une historienne diplômée d’un doctorat d’Histoire de l’Université de la Réunion depuis 2013. Ses sujets d’étude portent sur l’histoire de l’Océan Indien, ce qui explique qu’elle a pu bénéficier du soutien du Centre de recherches sur les Sociétés de l’Océan Indien.