Dans Quelques roses sauvages Alexandre Bergamini photographie Sachsenhausen

Dans Quelques roses sauvages Alexandre Bergamini déploie un récit-enquête sur une photographie. Une photographie qui sort du cadre. Une photographie qui se détache de l’humiliation et du désastre, une photographie de deux survivants du camp de Sachsenhausen : deux jeunes hommes sourient et descendent une rue détruite de Berlin, un couple amoureux survivant au milieu du chaos. L’un d’eux porte le haut de vêtement du déporté, le second : le bas du vêtement.

Témoignages dénués de volonté d’exemplarité, exempts d’héroïsme et de fierté. Témoignages recouverts par le bruit des hommes, par la certitude des discours des hommes, victimes et bourreaux. Personne n’osa parler du bordel où les SS forcèrent les prisonnières de Ravensbruck à se prostituer. Comment en parler ? D’une sexualité dans les camps, autour d’une prostitution organisée par les SS ? Qui en tirait profit ? Quels déportés eurent des rapports sexuels avec des déportés forcés de se prostituer ? Quels genres d’hommes avaient les moyens financiers, l’influence suffisante, les capacités mentales et physiques d’avoir des rapports sexuels ?

quelques roses sauvages alexandre bergaminiQuelques roses sauvages raconte cette photographie trouvée à Berlin, au Musée du Mémorial des Juifs d’Europe à Berlin. L’auteur est saisie par la beauté de cette joie de survivre qui déborde du cliché. Il se laisse envahir par elle, totalement vampirisé et emporté par cette « survivance ». Ainsi commence cette quête existentielle qui se fait et se prolonge sur les restes d’une mémoire surexploitée, surexposée à la lumière. Le narrateur retrouve un des Juifs survivants hollandais, résistant communiste. Son parcours sur les traces de ladite mémoire le mène au camp d’extermination de Sachsenhausen, à Berlin, puis à Westerbork, le camp de transit de Hollande. Devant l’absence, les manques, les trous et les traces, et devant l’impossibilité d’écrire une fiction, l’auteur choisit de suivre les méandres intimes et complexes d’un labyrinthe intérieur.

On l’apprend au fil du récit qui a la pudeur de ne rien romancer, de ne pas parler à la place de, mais qui retranscrit juste, qui écrit l’horreur, l’insoutenable : les archives ne sont pas exploitables, même quelques fragments sont à moitié détruits. : l’un des survivants que Bergamini retrouve avait voulu rejoindre la résistance hollandaise, mais il fut arrêté en France et déporté vers le camp transit de Hollande. L’auteur suit le cheminement de cet homme qui, lorsqu’il le retrouve, ne peut plus parler, et qui décédera au cours de l’enquête.

Confronté à une réalité qui s’éloigne et s’effrite, à une vérité insaisissable se sont naturellement posées les questions essentielles de la littérature, de la mémoire et de la conscience.

C’est la force de la littérature de permettre de telles rencontres intérieures, de telles enquêtes aussi, qui sont autant des expositions de soi-même que des mises à nu de pans de l’Histoire. (René de Ceccatty, à propos de Quelques roses sauvages, dans Les Lettres françaises octobre 2015)

Quelques roses sauvages, qui a aussi valeur de témoignage, est la pierre angulaire qui manquait à la compréhension des questionnements relatifs au devoir de mémoire : qu’il s’agisse de la mémoire personnelle et/ou de la mémoire collective. Il s’interroge sur la disparition, sur les témoins des disparitions, sur ce qui arrive quand on est en proie à, quand il apparaît impossible de contenir ces questionnements parce qu’ils vous lient également à votre histoire intime (le frère de l’auteur s’est suicidé, son grand-père résistant communiste fut déporté).

Le parcours relaté de l’intime à l’Histoire est porté par l’émotion, par un texte puissant et un regard d’une acuité rare. Il interroge, mais clame aussi : l’essentiel, l’indispensable. Comment « vivre après » ? Comment ne pas voir le lien entre la survie et la révolte ? Il faut des traces pour rendre compte et se rendre compte. Que reste-t-il des traces de vie et que valent la vérité et la mémoire de l’humanité sans transcription, sans conscience ?

 Les lieux réels se sont transformés en décors, les morts en figurants, l’Histoire en jeux de rôles. Tout est profané… Il aurait fallu ne rient toucher aux camps de concentration, laisser le temps détruire sous nos yeux ces lieux du malheur. Être témoin de cette destruction, témoin et garant de la disparition. Réengager une réflexion libre autour du devoir de mémoire, non une surenchère d’émotions créant une anesthésie, une inconscience ou une culpabilité.

Quelques roses sauvages Alexandre Bergamini, Arléa, septembre 2015, 160 pages, 17 euros.

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Laurence Biava
Écrivain et chroniqueuse littéraire, Laurence Biava contribue à plusieurs revues culturelles. Elle a créé, en 2011, l’association Rive gauche à Paris afin de créer et de soutenir des événements culturels liés au milieu littéraire ainsi que deux Prix littéraires. Le premier, le Prix Rive gauche à Paris, rend hommage à l’esprit rive gauche parisienne depuis le 19e siècle, et récompense une œuvre littéraire en langue française, qui privilégie la fiction. Le second, le Prix littéraire du Savoir et de la Recherche, est tourné vers tous les savoirs et les sciences.

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