Par un geste hautement symbolique, Emmanuel Macron vient d’annoncer que la France reconnaîtra officiellement l’État de Palestine en septembre 2025. Cette décision marque un tournant majeur dans la politique étrangère française au cœur d’un contexte mondial fragmenté, d’un Proche-Orient à feu et à sang et d’une Union européenne en quête d’une voix diplomatique cohérente.
La France n’a jamais nié le « droit des Palestiniens à un État ». Mais depuis la déclaration d’Alger de 1988, où l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) proclamait symboliquement l’État de Palestine, Paris avait choisi l’attentisme diplomatique, en préférant inscrire cette reconnaissance dans le cadre d’un règlement négocié avec Israël. Cette position, partagée avec d’autres puissances occidentales, reposait sur une double prudence : ne pas entériner un statu quo illégitime, mais ne pas isoler Israël non plus. Or, depuis plusieurs mois, cette ligne s’effondre. Les insoutenables massacres à Gaza, l’impasse du processus de paix, la radicalisation du gouvernement israélien et la reconnaissance déjà actée par l’Espagne, l’Irlande, la Norvège ou la Slovénie ont fait de la prudence française un anachronisme.
Un gouvernement israélien en rupture avec le droit
La reconnaissance par la France s’inscrit dans un contexte inédit : le gouvernement israélien dirigé par Benyamin Netanyahou n’obéit plus à aucun garde-fou international. Soutenu par une coalition d’extrême droite et de partis ultra-religieux, Netanyahou mène une politique assumée d’annexion rampante des territoires palestiniens. La colonisation s’est intensifiée de manière sans précédent en Cisjordanie, les exactions des colons se multiplient dans l’impunité, et l’éradication physique et institutionnelle de Gaza depuis octobre 2023 montre un projet de disparition de la Palestine, non plus tacite mais délibéré. Dans ce contexte, la reconnaissance de la Palestine par des États tiers devient la seule manière de s’opposer par le droit à ce projet d’effacement. Ce n’est plus un geste diplomatique de convenance : c’est un acte de résistance politique à un pouvoir hubrique qui outrepasse les normes internationales.
Une France en quête de voix géopolitique
Emmanuel Macron ne se contente donc pas d’un acte moral. Il cherche à repositionner la France comme puissance d’équilibre, face à l’unilatéralisme américain, au silence de l’OTAN, à l’enlisement de l’ONU. En se ralliant à une solution à deux États — aujourd’hui mise à mort par les faits —, Paris tente de raviver le droit en réponse à la force immodérée et de restaurer une forme d’autorité normative. C’est aussi un signal envoyé au monde arabe. Depuis la guerre de Gaza, la France a été perçue comme ambiguë, soutenant initialement le droit d’Israël à se défendre, tout en minimisant les crimes de guerre. Ce retournement tardif est aussi un geste de réparation diplomatique pour ne pas hypothéquer durablement ses relations avec le Maghreb, le Liban, l’Égypte ou les pays du Golfe.
Encore faut-il préciser combien les dirigeants de ces pays ont pu être lent et ambigus dans leur soutien à la cause palestinienne et aux Gazaouis en préférant souvent la prudence stratégique à l’indignation morale, pris entre la solidarité panarabe et leurs propres intérêts sécuritaires, énergétiques ou diplomatiques avec les États-Unis ou Israël. En ce sens, la reconnaissance française agit aussi comme une interpellation silencieuse de ces régimes en les invitant à sortir d’une neutralité de façade. Elle rappelle que la défense de la souveraineté palestinienne ne saurait être laissée aux seuls peuples, aux ONG ou aux chancelleries périphériques, mais qu’elle engage directement les grandes puissances régionales, si elles veulent encore prétendre à une stature politique crédible.
Ce geste de Paris peut donc être lu comme un pari sur un réveil diplomatique collectif, une tentative de reconstruire un axe de stabilité par le droit, et d’arracher la cause palestinienne à l’enlisement cynique dans lequel l’ont confinée tant d’années de compromis avortés, d’occasions manquées, et de réalpolitik feutrée.
Quels effets concrets ?
Au plan du droit international, la reconnaissance française de la Palestine n’a pas d’effet contraignant pour Israël, mais elle légitime les démarches palestiniennes auprès des juridictions internationales. Elle pourrait aussi renforcer l’isolement diplomatique de Tel-Aviv au sein des instances multilatérales et stimuler des mesures de rétorsion conditionnées à la fin de la colonisation. Elle réactive aussi la possibilité d’une politique européenne coordonnée. La France devient le neuvième pays de l’UE à reconnaître la Palestine. Si d’autres suivent (Belgique, Portugal, Italie ?), c’est un début de rééquilibrage diplomatique, qui redonnerait sens au droit international devant la force brute et brutale.
Mais cette décision divise profondément la société française. La gauche, les écologistes, une grande partie du centre (gauche et droite) applaudissent un « geste juste, même tardif ». À droite et à l’extrême-droite, on fustige un « cadeau au Hamas », un « signal dangereux », voire un acte irresponsable vis-à-vis de la communauté juive de France.
Cette reconnaissance, sans accompagnement pédagogique républicain, pourrait intensifier les tensions communautaires. Pour autant, ces tensions sont déjà exacerbées et le conflit israélo-palestinien est trop souvent instrumentalisé comme miroir des fractures françaises. La responsabilité de l’État est ici d’autant plus grande : il devra articuler le geste extérieur avec une politique intérieure de concorde.
Et après ?
Israël d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec l’État pionnier, travailliste et laïque des décennies fondatrices. Il y a quarante ans encore, le paysage politique israélien était structuré autour d’un centre-gauche sioniste, porté par des figures universalistes issues du mouvement ouvrier, héritiers des kibboutz et de la laïcité juive européenne. C’était l’époque de Golda Meir, de Yitzhak Rabin, du Parti travailliste dominant, et d’un débat public encore perméable aux idéaux de coexistence.
Aujourd’hui, le cœur du pouvoir israélien s’est déplacé vers une droite nationaliste, identitaire et religieuse, incarnée par Benyamin Netanyahou et ses alliés ultraorthodoxes ou suprémacistes. L’extrême droite messianique façon Itamar Ben Gvir, naguère marginale, structure désormais la coalition gouvernementale, tandis que l’opposition laïque est fragmentée et en recul.
Cette mutation profonde reflète des évolutions démographiques, sociales et idéologiques internes, où les élites progressistes d’hier cèdent la place à une société plus conservatrice, plus religieuse, et plus méfiante à l’égard des normes internationales. Israël n’est plus l’ »île démocratique » dans la région qu’elle prétendait être, mais une puissance armée retranchée dans un récit de force et de légitimité divine, au détriment de la paix et du droit.
Dans un monde où Israël, sous Netanyahou, ne reconnaît plus ni l’ONU ni la Cour pénale internationale, et agit en rupture ouverte avec les normes du droit international, la reconnaissance de l’État de Palestine par la France s’impose comme un geste ultime afin d’empêcher l’effacement programmé d’un peuple. Ce n’est plus un pari diplomatique : c’est un acte d’interposition morale, un rempart de papier face aux bulldozers, mais peut-être le dernier possible.
La reconnaissance de la Palestine n’est pas un chèque en blanc. L’Autorité palestinienne reste fragile, fragmentée, sans légitimité élective depuis 2006, minée par la corruption et la défiance populaire. La France devra accompagner son geste d’une stratégie claire :
- conditionner son aide à un retour à la démocratie palestinienne,
- encourager une réunification entre Gaza et la Cisjordanie sous gouvernance civile,
- et faire pression sur Israël pour cesser toute politique d’annexion ou de punition collective.
L’honneur du geste ne suffira pas. Seule une constance politique, une diplomatie déterminée et un soutien effectif aux forces démocratiques palestiniennes permettront d’en faire un levier de paix, et non un acte d’archives.
