Crépuscules narre le destin de huit personnages réfugiés dans une zone extra-légale, à la marge d’un pays sans nom hanté par la guerre. Il s’agit du premier roman de Joël Casseus que le Tripode publiera le 1er mars.
Je lève le visage et je la regarde et elle observe les lacérations sur mes iris et me montre le ciel. J’entends le bruit des ailes des drones qui craquent dans les nuages. Ils sont une douzaine peut-être et se dirigent tous vers l’ouest en faisant le même bruit. C’est la première fois que je prends conscience qu’elle entend le bruit des drones, le bruit de la guerre et son regard doit probablement ressembler à celui que j’avais avant que mes yeux soient à jamais changés, avant que l’indifférence taise presque tous mes sentiments.
Joël Casséus est un écrivain québécois né en 1979. Docteur en sociologie, il l’enseigne depuis 10 ans à Montréal. Il a coécrit, avec Mathieu Blais, les romans ZIPPO (Leméac, 2010) et L’esprit du temps (Leméac, 2013), livre qui a valu aux deux auteurs d’être finalistes au prix Jacques-Brossard de la science-fiction et du fantastique québécois 2014. Son premier roman solo, Le roi des rats, est paru en 2015, toujours chez Leméac. En mars 2018 paraîtra Crépuscules aux Éditions Le Tripode.
Lucie Eple : VOUS HABITEZ À MONTRÉAL, EN ETES-VOUS ORIGINAIRE ?
Joël Casséus : Je suis né à Bruxelles d’une mère wallonne et d’un père haïtien qui ont quitté le Vieux Continent pour s’installer au Québec. Je vis dans la grande région de Montréal depuis tout petit.
Lucie Eple : CRÉPUSCULES N’EST PAS VOTRE PREMIER ROMAN…
Joël Casséus : J’ai publié deux premiers romans, Zippo et L’Esprit du temps, avec mon vieil ami d’enfance Mathieu Blais, chez Léméac en 2010 et 2013. Mathieu Blais est un poète, romancier, docteur en littérature et enseignant de littérature. J’ai publié deux autres romans : le premier, Le roi des rats est une fable de science-fiction, une critique rabelaisienne de la marchandisation et des inégalités sociales. Le deuxième, Un monde nouveau, est un roman baroque empruntant au réalisme magique traitant de l’immigration, de l’enfance et du suicide.
Lucie Eple : À QUEL GENRE CRÉPUSCULES SE RATTACHE-T-IL ?
Joël Casséus : Le genre littéraire m’est souvent imposé par les thèmes de mes histoires. Ainsi, le genre s’impose pendant l’écriture et non avant l’écriture par un choix délibéré. Pour Le roi des rats je voulais traiter du thème du braconnage et du renversement qui est important dans une certaine lecture du thème du carnaval rabelaisien. Les marqueurs spatiaux sont ainsi renversés (le boulevard Pie-IX devient Pie Vieux, le pont Champlain, le pont Présvide, Hochelague, devient Hashlab), autant que les catégories sociales (les hommes deviennent des femmes, les riches des pauvres et les pauvres des rois), ce qui plonge immédiatement le lecteur dans un univers de science-fiction. Pour Un monde nouveau, la perte de l’innocence propre à l’enfance causée par le suicide du père faisait jurer quelque chose de magique (l’enfance) avec quelque chose de tragique (le suicide), c’est la raison pour laquelle le réalisme magique semblait une bonne façon de traiter ces thèmes. Pour Crépuscules, je voulais traiter de l’horreur anonyme qui est une partie constitutive du quotidien d’une bonne part de l’humanité. Afin de renforcer l’anonymat et conséquemment la portée universelle de la narration, j’ai complètement retiré toutes les références à des éléments géographiques ou culturels, tout en empruntant le ton tragique d’une certaine tradition américaine du southern gothic, avec des personnages brisés et tragiques. Le résultat est un syncrétisme littéraire frôlant la fable, l’anticipation et le roman social. En ce sens, je n’ai peut-être pas réellement quitté le genre de la fable de science-fiction du Roi des rats et l’aspect roman engagé de mes premiers romans. Enfin, après en avoir discuté avec Frédéric Martin, j’ai renforcé lors d’une réécriture finale la sonorité du texte au détriment d’une explication de la rationalité psychologique des personnages, nous rapprochant de quelque chose que je qualifierais de plus romantique, où l’émotion est exaltée.
Lucie Eple : L’ABSENCE DE PRÉNOMS, LES MENTIONS CATÉGORIELLES «LA FEMME», «LES JUMEAUX», «L’HOMME», «LA VIE à L’INTÉRIEUR», «L’ÉTAT»… DISENT UNE FORME DE DÉSINDIVIDUALISATION QUI PARTICIPE DE CET ANONYMAT GÉNÉRAL DONT VOUS PARLEZ…
Joël Casséus : L’univers de Crépuscules est désincarné puisque les personnages sont pour la plupart des réfugiés, des sans-papiers, des marginaux. Ils vivent sans reconnaissance de l’État, ce sont des êtres anonymes, sans noms et sans recours. Ils ont perdu tout repère et vivent dans un monde menaçant qui semble ne pas avoir de sens. Il n’y a pas de lois, seulement un État et des militaires œuvrant dans une anonyme violence. Ce monde ne peut leur procurer aucune familiarité rassurante, puisque leur vie n’a pas la cohérence nécessaire pour que cela soit possible.
Lucie Eple : LE THÈME DE L’ENFANCE QUE VOUS AVIEZ DÉJÀ ABORDÉ DANS UN MONDE NOUVEAU A AUSSI UNE PLACE CRUCIALE DANS CRÉPUSCULES. POURQUOI ?
Joël Casséus : L’enfance est quelque chose d’extrêmement puissant puisque c’est l’ultime rédemption de notre propre humanité. Tous les enfants sont des êtres aveugles à la différence, qui expriment leur état d’âme sans détour. Ainsi, nous naissons tous a priori fondamentalement bons. Cependant, lorsque nous regardons l’histoire de l’humanité, avec les génocides et les guerres, nous nous rendons rapidement compte que quelque chose arrive parfois entre l’enfance et l’âge adulte. Le thème de l’enfance est pour moi une interrogation fondamentale sur notre propre nature et notre capacité à devenir plus empathiques et à renouer plus fondamentalement avec une humanité qui nous est tous latente. Mais les enfants sont des êtres terriblement vulnérables et leur souffrance est une atteinte à ce que nous avons de plus beau. En ce sens, le thème de l’enfance est un puissant paradoxe qui touche ce qu’il y a de plus profond en nous-mêmes : toute cette beauté et cette vulnérabilité et la terrible souffrance que nous pouvons parfois nous infliger.
Dans le roman, le couple de nouveaux arrivants est composé du père qui est aussi un réfugié et de la mère qui, elle, est une citoyenne. Cette union proscrite soulève l’enjeu d’une impossible réconciliation entre les agresseurs et leurs victimes. L’enfant qui n’est pas encore né semble en effet condamné à devenir un prédateur ou une proie.
Lucie Eple : LA FIGURE DES JEUNES JUMEAUX ÉVOQUE LA MONSTRUOSITÉ DES ENFANTS DU FILM LE VILLAGE DES DAMNÉS, MAIS A CETTE ÉTRANGETÉ, RÉPOND UNE INNOCENCE ENFANTINE QUI LES REND AUSSI TRÈS ATTACHANTS : AVEZ-VOUS VOULU CETTE AMBIGÜITÉ ?
Joël Casséus : Au Québec, nous considérons la survie des organismes fragiles comme un signe de la santé de notre environnement. À l’opposé, nous sommes troublés lorsque l’adaptation à la vie humaine engendre chez les animaux des transformations grotesques. Les jumeaux sont des enfants normaux qui vivent dans un monde anormal. Les enfants sont aussi le baromètre de nos sociétés. Les jumeaux de Crépuscules n’ont connu que le monde du bidonville, ils sont en ce sens autant des produits de leurs parents que des produits de ce monde anomique. L’aspect étrange, presque bestial des jumeaux est une mise en procès d’un monde qui se permet de pervertir des enfants fondamentalement bons en quelque chose que nous craignons. Mais ils demeurent bons, puisqu’ils ne sont animés que par le désir de plaire. C’est cette bonté fondamentale qui fait que l’ostracisme dont ils sont victimes provoque un effet de retournement et transforme ceux qui les rejettent en monstres. La figure gémellaire me semblait d’abord renforcer le thème de la fertilité et de la maternité. Par la suite, je me suis rendu compte qu’il rendait les enfants plus lugubres. J’ai été alors confronté à un ensemble de représentations populaires et mythologiques des jumeaux comme des êtres contre nature et la prise en compte de ces stéréotypes (bien qu’injustifiés) m’a permis de façonner leur aspect étrange, tout en m’obligeant à les rendre objectivement bons.
Lucie Eple : COMMENT AVEZ-VOUS CONÇU LE TERRITOIRE DU ROMAN ?
Joël Casséus : J’ai voulu décrire le territoire comme il se dévoile aux personnages du roman. Je voulais ainsi renforcer à la fois l’étrangeté et la familiarité selon le propre de ce que sont mes personnages : des proscrits vivant en marge, ne connaissant qu’une toute partie d’un monde qui est insaisissable dans son ensemble. Tout ce qui n’est pas propre au bidonville est ainsi étranger, insaisissable et potentiellement dangereux.
Lucie Eple : CETTE ZONE SEMBLE SOUMISE AUX QUATRE VENTS, SURVOLÉE, SURVEILLÉE… MAIS ELLE FAIT AUSSI FIGURE DE HUIS CLOS DANS LEQUEL ÉVOLUENT LES HUIT PERSONNAGES, QUI PARFOIS SE RISQUENT AUX LISIÈRES…
Joël Casséus : Les lisières et les frontières sont partout puisque la plupart des personnages, dans leur condition de sans-papiers, personnifient une transgression en soi de frontières qui cherchent à être gardées étanches par le pouvoir étatique. La frontière politique est délimitée par un mur. La ville où habitent les citoyens réguliers est accessible par une route surveillée par des militaires. Il n’y a que des sentiers couverts, cachés, où les sans-papiers peuvent se risquer pour rejoindre les usines plus loin.
Le bâtisseur, qui est aussi le père des jumeaux dans le roman et celui qui a « bâti » le village de wagons, est une figure tragique. C’était un créateur de monde dans une autre vie, une vie d’avant, dans son pays d’origine. Il tente de recréer une forme de vie dans le bidonville seulement pour se rendre compte que ce n’est qu’un simulacre de vie où ses enfants deviennent des êtres atypiques.
Lucie Eple : L’ÉCONOMIE D’OBJETS ET D’ACCESSOIRES QUE LES PERSONNAGES ONT À LEUR DISPOSITION PRODUIT UN EFFET MIROIR AVEC LA MONTAGNE DE DÉCHETS SUR LAQUELLE ILS VIVENT…
Joël Casséus : Je pense que l’envers de la surabondance et du gaspillage de plusieurs signifie la parcimonie et le dénuement des autres. Étant considérés comme surnuméraires, dispensables, indésirables, les personnages doivent transformer les déchets, les éléments désuets et disparates en objets leur permettant de survivre. En ce sens, chacun de ces objets, de ces déchets, devient quelque chose d’excessivement précieux et unique.
Lucie Eple : LEURS CORPS, COMME LA ZONE OÙ ILS VIVENT, SONT MARQUÉS DE STIGMATES…
Joël Casséus : Ce sont des personnages brisés, par la guerre, par la pauvreté ou par la transgression d’un monde rigide et régulé par une violence sans bornes. La présence de ces corps marqués les transforme en cartes d’une trajectoire individuelle, mais aussi sociale à la façon dont les lacérations sur les corps des esclaves symbolisaient aussi la cruauté de toute une société, comme l’a si bien démontré Toni Morrison. Ces corps dépossédés, marqués par les cicatrices propres à l’existence parlent ainsi au travers de la douleur silencieuse des personnages.
Lucie Eple : POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DU TRAITEMENT DE L’AMBIANCE SONORE DANS CRÉPUSCULES ? DE CETTE «HOSTILE ASSONANCE» QUI ÉTOUFFE LES PAROLES DES UNS ET DES AUTRES, DE CETTE IMPRESSION GÉNÉRALE D’ATMOSPHÈRE SYNCOPÉE ?
Joël Casséus : Les paroles ont plus de portée lorsqu’elles sont intégrées dans un long silence. Tout comme la ligne de basse ressort parfois mieux lorsque la mesure se termine par une absence de notes. Tout comme le silence de Vendredi dans l’album L’Arche du « A » de Fred suite à l’annonce de la mort de Monsieur Barthélemy est d’une éloquence poignante. Écrire le silence est peut-être la même technique que peindre du blanc sur le canevas : afin de donner une texture, de faire ressortir les paroles, de les faire jurer et les faire attendre, de les rendre précieuses dans leur parcimonie, de renforcer le huis clos, de faire parler une douleur qui ne peut qu’être silencieuse. C’est aussi un hommage, cette parcimonie, à une douleur que je n’ai jamais connue, et pour laquelle j’essaye de communiquer un solennel hommage.
Lucie Eple : QUE SONT LES CRÉPUSCULES ?
Joël Casséus : Les crépuscules représentent l’acceptation lente des personnages quant à l’irrémédiable tragédie qui les assaille. Le jour qui se lève est toujours porteur d’espoir, mais les personnages sont confrontés à des fins de journée qui semblent toujours pires que les précédentes. Les crépuscules sont les pas lents vers la barbarie, vers le Tartare où tout espoir est à jamais purgé. C’est la volonté de lutter pour un jour meilleur qui s’atrophie peu à peu chaque jour. C’est le sentiment d’impuissance quand les choses vont encore plus mal alors que l’on pensait qu’elles ne pouvaient pas être pires. Les crépuscules sont toute l’abdication et l’érosion de notre humanité face à la violence que nous nous infligeons.
Lucie Eple : QUELLES ONT ÉTÉ VOS INFLUENCES ?
Joël Casséus : J’ai un énorme livre comprenant l’ensemble des peintures de Jérôme Bosch. Normand Mailler, lors du procès pour obscénité du livre Le festin nu de William Burroughs, avait comparé certaines des scènes du livre à des tableaux de Bosch. Les peintures de Bosch mettent en scène un enfer familier, puisque constitué de mélanges d’animaux et d’êtres humains ordinaires en des assemblages grotesques et monstrueux, comme si l’enfer et la folie de la violence n’étaient jamais loin. Je pense que c’est une vision juste puisque l’enfer n’est pas loin, l’enfer est le lot d’une part de l’humanité, la coexistence avec les déchets et l’enfouissement de l’espoir dans le meurtre et la violence et la torture est le pain quotidien d’une part écrasante de l’humanité. Ses peintures sont un reflet horriblement réel de ce que nous sommes devenus. J’avais toujours écrit au passé simple et à la troisième personne, alors j’ai décidé d’écrire au présent et à la première personne afin de mesurer l’effet. La conséquence fut quelque chose qui s’approchait d’une caméra à l’épaule, fulgurante et intempestive. L’écriture phénoménologique de Faulkner – particulièrement dans Tandis que j’agonise – est incontournable pour quiconque écrit au « je ». Le fait que les motivations des personnages se trouvent ensevelies par des méandres de ressentiments et de puissants affects les reliant aux autres personnages est également extrêmement inspirant chez cet auteur. McCarthy a poussé l’effet de Faulkner dans le southern gothic sans écrire au « je » cependant et en écrivant au présent. Son univers dans Obscurité du dehors est d’une beauté et d’une puissance qui surpassent Faulkner en certains points. La puissance et la non-orthodoxie de Bruno Schultz m’a quant à elle fait prendre conscience qu’il était possible de mélanger le moins réaliste avec un cadre concret.
Joël Casséus Crépuscules roman en français (Québec), éditions Le Tripode,1er mars 2018, 162 pages, 9782370551566, 16€.
Couverture d’Anthony Folliard.
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