Stop Killing Videogames : du droit de jouir du droit de jouer

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stop killing video games

Printemps 2024. Ubisoft débranche les serveurs de The Crew, un jeu de course pourtant vendu depuis 2014 et encore apprécié par des milliers de joueurs. Résultat : le titre devient purement et simplement injouable. Pas de plan B, pas de patch hors-ligne, pas d’accès sauvegardé.
Le tollé est immédiat. Dans les forums, sur les réseaux, et jusque dans les colonnes des médias généralistes, une question fuse : comment peut-on vendre une œuvre culturelle et la rendre volontairement inutilisable quelques années plus tard ?

Une pétition qui a pris des allures de révolte

De cette colère est née l’initiative citoyenne européenne Stop Destroying Videogames (Stop Killing Games en anglais). Lancée début juin2024, elle a rapidement trouvé un écho bien au-delà du cercle des joueurs militants. Car le sujet ne touche pas seulement aux pratiques commerciales des éditeurs, mais aussi au patrimoine numérique et à la justice culturelle.

En juillet 2025, la pétition franchissait le cap symbolique du million de signatures, atteignant 1,448,270 milion de soutiens à sa clôture. Assez pour forcer la Commission européenne à se pencher sur la question. Bruxelles est désormais face à un dilemme : protéger les consommateurs et la mémoire vidéoludique, ou céder aux pressions d’une industrie qui brandit les coûts et la sécurité comme épouvantails.

Les joueurs, citoyens européens à part entière

Le cœur de l’initiative est limpide : garantir que les jeux restent jouables après la fin du support en ligne. Cela peut passer par plusieurs voies :

  • un mode hors-ligne de secours développé par l’éditeur ;
  • l’autorisation pour des serveurs privés communautaires sous conditions ;
  • ou encore des plans de fin de vie obligatoires, détaillant le sort réservé aux titres quand leur service prend fin.

Derrière ces options techniques se cache une idée politique : les joueurs ne sont pas de simples consommateurs éphémères, mais des citoyens culturels. Comme un lecteur de roman ou un spectateur de cinéma, ils ont droit à la continuité et à la préservation de leurs expériences.

–> Quand l’ICE devient un outil de démocratie directe

L’initiative citoyenne européenne (ICE) permet à un million de citoyens, issus d’au moins sept pays, d’inviter la Commission à proposer une législation.

  • Depuis 2012, plus de 100 ICE ont été enregistrées.
  • Seules 9 ont obtenu une suite tangible.
  • Parmi les plus célèbres : Right2Water (accès à l’eau potable), Ban Glyphosate (interdiction d’un pesticide), ou encore la protection des abeilles contre les néonicotinoïdes.

La plupart des initiatives débouchent sur des communications officielles ou des engagements sectoriels, plus rarement sur une loi intégrale. Mais toutes mettent un sujet sur la table européenne et forcent un débat.

L’industrie contre-attaque

Sans surprise, les éditeurs regroupés au sein de Video Games Europe dénoncent l’initiative. Selon eux, imposer la jouabilité hors-ligne créerait des coûts insurmontables, poserait des risques de cybersécurité et menacerait la liberté créative des développeurs.

Des arguments qui rappellent les débats du passé : les majors musicales redoutant la copie privée, les studios de cinéma refusant les archives numériques. À chaque fois, l’histoire a montré que l’ouverture et la préservation ne tuaient pas la création, elles l’enrichissaient.

–> Jeux vidéo : un patrimoine menacé

Le jeu vidéo est désormais la première industrie culturelle mondiale. Pourtant, son patrimoine est le plus fragile.

  • Les cartouches NES ou CD-ROM PlayStation survivent encore chez les collectionneurs, mais les jeux « connectés » disparaissent corps et biens avec leurs serveurs.
  • Les institutions patrimoniales disposent d’un droit européen de préservation (directive 2019/790), mais ce droit est limité aux copies internes. Impossible pour elles de rendre le jeu accessible au public sans l’accord de l’éditeur.
  • Résultat : des pans entiers de la culture contemporaine risquent de s’effacer, comme si l’on acceptait de brûler des bibliothèques entières à chaque changement de génération technologique.

Un combat culturel, pas seulement technique

Stop Destroying Videogames dépasse le champ du droit de la consommation. Ce qui est en jeu, c’est la reconnaissance du jeu vidéo comme bien culturel durable, au même titre que le livre ou le film.
L’Europe, qui se veut championne de la protection des consommateurs et de la diversité culturelle, ne peut plus ignorer ce débat.

Et maintenant ?

Les signatures doivent être validées par les autorités nationales d’ici l’automne 2025. Si le seuil d’un million est confirmé, les organisateurs auront droit à une audition au Parlement européen, avant que la Commission rende sa décision au plus tard au printemps 2026.

La voie la plus probable : une obligation de transparence (mention « online-only »), un préavis de fermeture et peut-être des remboursements proportionnels.
La voie la plus ambitieuse : l’obligation pour les éditeurs de laisser une porte de sortie technique, afin que les jeux ne meurent pas avec leurs serveurs.

Du droit de jouir au droit de jouer

L’initiative ne se limite pas à sauver quelques jeux. Elle affirme un principe fondamental : jouer est un droit culturel, et le jeu vidéo doit bénéficier des mêmes garanties de durabilité que les autres œuvres de l’esprit.

Signer Stop Destroying Videogames, c’est affirmer que nos mondes virtuels comptent autant que nos livres, nos films et nos musiques. C’est défendre un droit simple : celui de continuer à jouir du droit de jouer.

Axel Delamarre
Explorateur du vaste terrain de jeu contemporain, Axel Delamarre navigue entre mondes numériques, plateaux de jeu et expériences ludiques en plein air. Des pixels aux pions, des consoles aux escape games, il décode les règles et les mondes où l'on aime se perdre pour mieux s’évader. Sa devise : respirer, cliquer, et te mettre la pâtée.