Résister ou composer ? Regarder devant ou à côté ? Dans le Lisbonne de Salazar il faut parfois choisir son camp. Ou pas. Barral, avec une profondeur remarquable, montre la frontière infime entre le héros et l’homme indifférent. Magistral.
Pereira prétend, le roman de Tabucchi, inspire les auteurs de BD. L’auteur italien, lusophone, racontait l’existence de Pereira, personnage falot, antihéros, petit bourgeois indifférent à la dictature Salazar, qui va devenir résistant par le concours de circonstances. Pierre-Henry Gomont en avait fait une adaptation fidèle en 2016 (voir chronique). Nicolas Barral, dont l’épouse est portugaise, avait en tête cet ouvrage depuis 2005. Quinze ans plus tard il réalise, en même temps que sa première BD en solo, une adaptation particulièrement réussie de ce livre iconique, les années de réflexion et de maturation lui permettant d’affiner sans cesse son propos pour éviter le manichéisme facile.
Du roman, il ne conserve ici que l’esprit, le sujet, c’est à dire la rencontre avec un personnage qui accepte en apparence la dictature sans combattre. Il s’appelle Fernando Pais, il est médecin de ville, mène une vie tranquille entre son cabinet douillet et sa maîtresse, femme d’un soldat parti faire la guerre en Angola. Certes ses visites professionnelles régulières à la Pide, la police politique du régime, lui laissent entrevoir des visages tuméfiés, mais rien de suffisamment fort ou déplaisant pour modifier le cours de son existence. Cela c’est le Fernando d’aujourd’hui, celui d’août 1968, que l’on découvre dans les premières pages, celle d’un homme souriant, affable, jetant un regard amoureux sur la vie et sur sa ville.
Mais il y a le Fernando d’hier. Celui qui peut déclarer « Il faudra un jour étudier l’influence des hormones sur l’action révolutionnaire ». Cette maxime il se l’ait appliquée à lui-même, quand, étudiant, dix ans auparavant, par le hasard de la vie, pour les beaux yeux d’une étudiante en lettres, il sortit de sa léthargie, prêt même à commettre un attentat. Minutieusement et habilement construite, la BD oscille ainsi entre le passé, aux couleurs brunes du fascisme, et celles un peu plus riantes d’une dictature qui mettra encore six ans avant de s’effondrer. Entre les deux, une zone que Barral appelle la « zone grise », celle des nuances.
C’est là que l’auteur fait preuve d’une grande maestria en faisant de Fernando un homme qui ne rejette plus frontalement la dictature, « N’est-il pas plus confortable au fond d’avoir au-dessus de soi quelqu’un à qui s’en remettre ou contre lequel se retrouver ? », mais qui a du mal à étouffer sa détresse passagère face à l’ignominie. Regarder la réalité ou regarder ailleurs ? Être méprisable de ne pas agir? Questions essentielles que soutiennent des dialogues au cordeau, des personnages secondaires attachants qui enveloppent le récit d’un humanisme profond.
C’est une époque que Nicolas Barral reconstitue parfaitement grâce à une importante documentation, une époque où les Portugais prennent l’habitude de causer en cachant leur bouche derrière leurs mains, car les murs ont des oreilles. Comme sur la couverture où Fernando avance entre les gouttes, entre les coups de matraque de la police de Salazar, on chemine entre le bien et le mal, entre le refus et l’acceptation, une dualité que retranscrit l’existence d’un frère qui a choisi lui l’ordre et la tranquillité. On chemine aussi dans les rues de Lisbonne, dans le quartier de Bairo Alto, dans les bars de l’Alfana, d’où monte le chant mélancolique et grave du Fado, on prend le tram dans les rues escarpées craignant à chaque virage de heurter le mur d’une maison. Ou un enfant, petit Gavroche portugais qui par son insolence, son mépris de la peur, redonne goût à Fernando, pour le combat ou au moins la désobéissance civile.
« Es-tu des nôtres ? » demande à Fernando, sa future épouse. « Je suis avec toi » lui répond l’étudiant en médecine. Une réponse toute en nuance, essentielle à l’image de cette remarquable BD profonde et riche de multiples détails, qui ne peut s’achever que sur un air de Fado, celui qui annonce la future révolution des oeillets. À laquelle Fernando a peut-être finalement participé. Ou peut-être pas. Qui sait?
Sur un air de Fado de Nicolas Barral, Éditions Dargaud, 160 pages, 22,50€, parution le 22 janvier 2021.
Planches : © Nicolas Barral/Ed. Dargaud.