Elle s’appelle Parla. Elle est belle et sauvage, elle s’offre et se retire. Il faut de la constance pour l’aimer, mais on ne peut se passer d’elle. Parla, c’est une île, mais elle aurait pu être une femme tant la plume de Susan Fletcher anime ce petit bout de terre perdu au milieu des flots. Tant elle lui insuffle une âme, la rend vivante, si terriblement vivante.
Sur cette île comme sans doute sur beaucoup d’autres, les hommes et les femmes vivent dans une sorte de communauté. Tout se sait vite, tout se devine, les mots et les histoires sont portés par le vent qui souffle sur la terre aride, ils entrent dans les maisons et laissent des traces dans les cœurs. Et comme sur beaucoup d’îles, les légendes sont nombreuses et semblent animées d’une vie propre – si vraies, si plausibles, une évidence parfois.
Une légende raconte qu’il y a très longtemps un homme, pleurant son amour perdu, entendit en marchant sur une plage de l’île de Parla, une voix portée par le vent, ces mots comme soufflés par la mer : l’espoir existe. Il se tourna alors vers la mer, et vit un homme au loin, flottant à son aise dans l’eau déchaînée. L’homme plongea et ne reparut pas. Il avait une queue de poisson. Certains le prirent pour un fou, d’autres le crurent, car cette île avait toujours charrié drames et miracles, et porté les hommes qui y vivaient comme des éléments naturels, composant sa force. L’homme retrouva celle qu’il aimait et vieillit avec elle sur les rives de l’île. Ce jour-là, sur cette même rive, le jeune Sam Lovegrove découvre le corps d’un inconnu, il s’approche terrorisé, croyant faire face à un cadavre. Puis recule en criant, car l’homme n’est pas mort. Colosse battu par les vagues, l’homme a survécu. Sam court chercher son père, son oncle et son cousin, pour l’aider à transporter le corps chez l’infirmière de l’île, Tabitha. Pour Tabitha, comme pour les quatre hommes, cette apparition est troublante, tout comme les cheveux noirs et la barbe de cet inconnu, qui réveillent les souvenirs d’un disparu. Personne n’a revu Tom depuis quatre ans. Et à présent que la rumeur de l’apparition se répand sur l’île, de proche en proche, jusqu’à la veuve de Tom, les légendes semblent tout à coup plus réelles, les hommes semblent soudain réécrire l’histoire de l’île, ramasser ses mythes sur le rivage, leurs espoirs bouillonnant dans les flots comme autant de reflets d’argent sous le vent.
Pas besoin d’en dire tellement plus. Au contraire d’Un bûcher sous la neige qui emportait le lecteur à toute vitesse sous les pas du galop de Corrag la sorcière, il faudra ici se laisser porter par le texte de toute beauté, envahir par la mer et la nature. Humez l’air marin, sentez l’iode vous traverser, accordez-vous au rythme des marées, lent, éternel. Car ce roman prend son temps, il avance et recule au rythme de la mer, de ses caprices, des tempêtes ou des accalmies, ainsi qu’en suivant les souvenirs des uns et des autres. Et l’écriture toute en finesse, délicieuse de poésie s’accorde à merveille avec cette nature tourmentée, contrainte par des puissances presque magiques. Le vieux phare continue sa ronde nocturne même s’il est désormais commandé par des machines, des bottes dépareillées veillent sur la plage, plantées sur des pieux, aux aguets au cas où un naufragé viendrait s’échouer sur la grève, les moutons moutonnent et l’herbe est toujours couchée par le vent. Ceux qui sont encore là pensent à leurs morts, à ceux que la mer ou la vieillesse a pris et pleurent, et le sel qui coule avec leurs larmes se mélange à celui de la mer. Susan Fletcher a un talent rare pour dépeindre le presque rien, le détail, une odeur, une lumière, une ambiance.
La mer est la cause du malheur, mais c’est elle aussi qui le soigne et qui va faire don d’un homme-poisson qui épousera la vieille légende et entrera au plus profond des cœurs de tous les habitants de l’île. Même ceux qui ne croient pas au surnaturel savent bien qu’il est des choses étranges qu’on ne peut expliquer et que cet homme inconnu laissera sa trace, son empreinte, son odeur, comme la grande marée qui s’annonce. La maligne, il faut s’en méfier. De lui, on ne sait pas très bien. Il ouvre pourtant les cœurs. Et sans un mot – ou si peu – les soulage de tout le poids du malheur et des soucis, de tous les non-dits, des haines ou des rancœurs et même des regrets.
Mais il va repartir et comme un mirage, on ne saura pas vraiment si tout cela était vrai. L’homme-poisson disparaîtra un soir de Maline, dans les reflets d’argent de la mer, mais il est encore là. Et dans le cœur de chacun des lecteurs qui se laissera toucher par ce magnifique roman envoûtant qui parle si bien de mort et de renouveau. Même si on a parfois l’impression que le malheur a bien souvent (trop souvent) frappé les habitants de l’île. Devenant presque un cliché, puisque pas un ou presque n’y échappe.
Alix Bayart