Thomas Mann, les abîmes de l’Europe : un Cahier de L’Herne d’une vertigineuse actualité

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Cahier thomas Mann

Mondialement célébré pour ses chefs-d’œuvre, Les BuddenbrookLa Montagne magiqueMort à Venise, Thomas Mann (1875-1955) demeure l’une des grandes figures tutélaires de la littérature et de la pensée européennes du XXe siècle. Exilé face au nazisme, prix Nobel de littérature, écrivain d’une lucidité dérangeante, Mann incarne cette Europe écartelée entre grandeur humaniste et tentations destructrices.

En mai 2025, les Éditions de L’Herne rééditent le Cahier qui lui fut consacré en 1973, revu et augmenté sous la direction de mon regretté ami Frédérick Tristan. À travers 232 pages d’essais, de documents inédits, de correspondances et d’études critiques, ce volume fait œuvre de ressaisie intellectuelle. Non seulement il éclaire la complexité d’un écrivain inclassable, mais il mesure aussi combien son œuvre continue d’interroger nos impasses contemporaines. « Diagnosticien du siècle », voilà peut-être une juste définition de Thomas Mann.

Né à Lübeck en 1875 dans une famille de la haute bourgeoisie hanséatique et mort le 12 août 1955 dans une clinique zurichoise, Thomas Mann porte dès l’enfance les stigmates de son siècle, autrement dit la décadence des élites, la crise des valeurs, la fascination pour la maladie et la mort. Toute son œuvre est traversée par ces lignes de fracture. Les Buddenbrook auscultent la désagrégation progressive d’une dynastie marchande ; La Montagne magique transpose l’Europe en sanatorium suspendu aux portes de la catastrophe ; La Mort à Venise éclaire les vertiges du désir et de la dissolution intérieure. Mais derrière la trame narrative, c’est une méditation philosophique de haute intensité qui se déploie ; Schopenhauer, Nietzsche, Freud, Goethe hantent son univers mental… Le Cahier Thomas Mann explore ces influences souterraines avec minutie en montrant combien l’œuvre de Thomas Mann est d’abord un laboratoire du tragique européen.

Au-delà des romans de l’auteur, le Cahier met en lumière l’engagement politique et moral d’un écrivain confronté aux totalitarismes. Dès l’arrivée au pouvoir de Hitler, Thomas Mann choisit l’exil aux États-Unis où il devient une des grandes voix intellectuelles de l’opposition au nazisme. Ses conférences et ses interventions publiques, dont certaines sont reproduites dans ce volume (voir plus bas), tracent le portrait d’un humaniste inquiet, jamais dupe des dérives idéologiques et des aveuglements des foules. Mais l’homme Thomas Mann est aussi dévoilé dans sa part plus secrète à travers ses journaux intimes, ses correspondances familiales, ses troubles personnels. Le Cahier n’élude rien de ses contradictions intimes, de son rapport complexe à la sexualité, à la norme sociale, ni de ses ambiguïtés face à l’histoire.

Le Cahier Thomas Mann réunit une pluralité d’auteurs : germanistes, philosophes, écrivains contemporains s’y croisent et dialoguent avec les différentes strates de l’œuvre. Les grands plumes françaises (Michel Deguy, Marguerite Yorucenar, Martin Flinker,…) côtoient les études des critiques de langue allemande (Hans Wysling, Max Rychner, Ernest Ottwald,…) de telle manière que ce dialogue puisse cerner mieux encore la pensée et la manière de l’écrivain. On y croise les grandes interrogations manniennes : le rôle de l’artiste dans la société ; le destin de la bourgeoisie face au chaos historique ; la dialectique entre l’ordre et le désir de dissolution ; la fonction du mythe dans la modernité ; l’ambivalence du progrès technique et du nihilisme moderne. Chaque contribution contribue à rendre visible cette « inquiétude créatrice » qui irrigue l’ensemble de l’œuvre de Thomas Mann.

Pourquoi lire ou relire Thomas Mann aujourd’hui ? C’est sans doute l’une des forces de ce Cahier de L’Herne de nous montrer que l’écrivain allemand continue de parler au désordre de notre temps.

  • L’Europe à nouveau confrontée à ses vertiges autoritaires : dans ses conférences contre le nazisme, Thomas Mann alertait sans relâche au sujet des séductions du fanatisme. Ses mises en garde trouvent des échos dans les poussées populistes et identitaires contemporaines.
  • La crise du modèle bourgeois : Thomas Mann ausculte la faillite intérieure des sociétés d’abondance qui anticipe les contradictions de nos sociétés consuméristes et techniciennes.
  • La figure de l’intellectuel responsable : Thomas Mann incarne cet idéal rare d’une pensée qui refuse à la fois la neutralité du savant et le simplisme du militantisme.
  • Le tragique assumé : son art repose sur une lucidité tempérée par l’ironie, cette « distance salvatrice » qui permet de penser l’effondrement sans céder au nihilisme.
  • L’effritement des élites administratives et politiques : en disséquant la décadence des élites de son temps, Thomas Mann éclaire aussi notre présent français marqué par l’affaiblissement des compétences dirigeantes (la chute des convictions et compétences politiques), pédagogique (enseignement secondaire et universitaire uniformisé et en décalage avec la jeune génération et nombre de champs d’études), la fragilité des administrations (notamment culturelles, lesquelles répètent en boucle éléments de langage et affects esthétiques, et médiatiques, avec un renforcement par l’Etat d’une poignée de groupes de presse au détriment d’un pluralisme vivant de l’information) et la perte de sens du service public. Sa réflexion au sujet du délitement des responsabilités collectives résonne puissamment au regard des crises contemporaines de gouvernance.

Dans la tradition de la collection de L’Herne, ce Cahier ne se contente pas de rendre hommage, il ouvre un chantier intellectuel. À travers ce volume exigeant et polyphonique, c’est un véritable exercice de ressaisie critique qui s’accomplit. Thomas Mann apparaît ici non seulement comme un écrivain de génie, mais comme un miroir permanent des contradictions qui déchirent l’homme (post-)moderne.

Je conclurai (bien qu’il soit encore trop tôt pour conclure…) par le message radiodiffusé prononcé par Thomas Mann à New York, 29 janvier 1943 :

Auditeurs européens ! je m’adresse à vous comme l’un des vôtres ; comme un Allemand qui s’est toujours considéré comme un Européen, qui a connu vos pays et votre culture et qui a toujours été profondément convaincu que les conditions économiques et politiques de l’Europe sont désormais périmées : cette division, au moyen de frontières arbitraires d’Etats et de souverainetés, a amené la ruine du continent. Pour moi, et pour ceux qui partagent mes opinions, l’idée de l’unité européenne fut toujours chère et précieuse ; elle représentait quelque chose de naturel pour notre pensée et pour notre volonté. Elle était le contraire de l’étroitesse provinciale, de l’égoïsme mesquin, de la brutalité et de l’orgueil nationalistes ; elle signifiait la liberté, la largeur de vues, l’esprit et la bonté. A présent le grand idéal de l’Europe a été perverti et corrompu de façon effroyable ; il est tombé entre les mains du nazisme qui, il y a dix ans, a conquis l’Allemagne et a réussi – grâce à votre désunion – à subjuguer le continent tout entier. Cette conquête du continent est présentée par les nazis comme l’unification de l’Europe, comme l’« ordre nouveau », conforme aux lois de l’histoire. De tous les mensonges d’Hitler, le plus insolent est le mensonge européen, la perversion de l’idée européenne ; l’impudente interprétation de ses brigandages, de ses pillages et de ses crimes comme une œuvre d’unification menée dans un esprit européen. Considérer l’esclavage, l’humiliation et la dévastation des Nations européennes comme le moyen d’unifier l’Europe, c’est un grotesque déguisement de l’idée européenne. Les Allemands de mon espèce voulaient bien autre chose : nous souhaitions que l’Allemagne devînt européenne. Hitler veut que l’Europe devienne allemande – et non seulement l’Europe – il l’a baignée de sang ; elle est submergée de misères, de malédictions et de haine comme jamais aucune Nation ne le fut, sur toute la terre. Le nazisme est à l’ouvrage contre les peuples qui résistent désespérément, pour faire de l’Europe, vidée, intellectuellement déchue, un apanage de l’Allemagne dominatrice, un territoire annexé à peine peuplé de races clairsemées, exploitées, réduites à l’esclavage, sous un protectorat allemand dans le sens le plus déshonorant du terme. Sachez, auditeurs européens, que le monde entier, qui croit encore à la liberté et à la dignité humaine, souffre avec vous et ne tolérera pas ce terrifiant nouvel ordre européen, ni ne permettra qu’il continue. Gardez votre foi et votre patience. La véritable Europe sera créée par vous-mêmes, avec l’aide des puissances libres. Ce sera une fédération d’Etats libres, avec des droits égaux, capables de faire fleurir leur indépendance spirituelle et leur culture traditionnelle, soumis en même temps à la commune loi de la raison et de la moralité : une Fédération européenne dans le cadre plus vaste de la coopération économique des Nations civilisées du monde entier.

Cahier Thomas Mann, dirigé par Frédérick Tristan, Éditions de L’Herne, mai 2025, 232 pages, ISBN : 9791031904504, Prix public : 37 €

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.