Tu n’as pas de cœur est le quatrième roman de Christine Jordis. L’écrivaine et éditrice de Gallimard y plonge dans les dédales des relations familiales. Comment sort-on d’un champ de bataille ?
Un enfant peut renaître à l’endroit qu’il a choisi, grâce à l’imaginaire, aux livres et à la lecture. Christine Jordis
Les relations humaines sont souvent complexes, c’est un truisme que de l’écrire. Les relations familiales le sont plus encore, parsemées qu’elles sont de moments d’admiration, de respect, de reconnaissance tout autant que de rivalités, de conflits, de haines également. C’est tout un art d’exister au sein d’une famille en qualité d’entité propre, sans que l’on soit référencé aux aînés, soit que l’on soit comparé sans cesse aux parents, aux grands-parents, aux frères et sœurs…
Dans Tu n’as pas de cœur… Christine Jordis plonge dans les relations entre trois femmes, la grand-mère, la mère, la fille qui n’ont de cesse de se faire souffrir l’une l’autre pendant des jours, des mois, des années. Et même quand l’une ou l’autre s’efface — parce que la mort parfois vous fauche sans prévenir —, les rivalités, les rancœurs, les frustrations demeurent bien au-delà de l’amour naturel « qu’on devrait porter aux siens ». L’auteure souligne à maintes reprises que l’on n’est pas forcé d’aimer les siens parce que ce sont les siens justement. Une fille peut détester sa mère ou sa grand-mère comme une mère peut ne pas aimer son enfant. Même si cela peut paraître parfois troublant — peu de personnes « osent » reconnaître ce fait —, c’est tout à fait vrai. D’autant plus quand on a le sentiment profond d’avoir vécu des moments brefs ou prolongés de maltraitance. Et la maltraitance peut s’inscrire tant sur le plan psychologique que physique, les deux de concert parfois.
Tu n’as pas de cœur… aborde aussi avec une acuité parfois déconcertante le poids des traditions, de l’entourage social, de l’appartenance à une caste (le milieu bourgeois est épinglé, non sans jouissance), ce poids qui peut conduire au pire.
En situant son récit (on peut parler d’essai), la narratrice nous dépeint à travers un kaléidoscope plutôt coloré diverses situations qui l’ont conduite à ce sentiment amer qu’a laissé son éducation. Elle fouille aussi, avec une grande pudeur, les frustrations de ses aînées – la vie quotidienne de femmes dans des époques reculées, mais pas si lointaines, qui n’ont pas toujours pu vivre pleinement leurs passions, devant toujours dissimuler, mentir ou se taire. Et l’on sait combien verbaliser les choses apaise. Elle aborde avec une pertinence qui fait mouche la violence qui peut se révéler quand on se retient trop, quand on vit toujours sous contrôle. Du coup, on trouve des boucs émissaires (ici, la jeune fille) et l’on passe ses colères en invectives, en humiliations, en coups.
Le récit parfois teinté d’humour est également empreint d’une dureté permanente. Parce que les humains sont imparfaits, parce que d’aucuns, pour exister un peu, seraient prêts à tout, même le pire. Alors comment sort-on moins cabossé d’un tel champ de bataille ? Christine Jordis a son idée là-dessus, et l’on peut rejoindre tant son analyse que sa démonstration : par l’art, les arts et ici-bas : la littérature. Et l’imaginaire…
En effet, on trouve sa résilience comme l’on peut avec les appétences qui nous apaisent. Impossible de ne pas penser à l’œuvre d’Annie Ernaux pendant cette lecture tout comme au superbe roman Lignes de faille (2006) de Nancy Huston.
Christine Jordis, Tu n’as pas de cœur…, Paris, Albin Michel, 325 pages, parution février 2019, prix : 20€.
Christine Jordis a étudié à la Sorbonne et à Harvard. Auteure d’une thèse de doctorat sur l’humour noir en anglais, elle a été responsable de la littérature au British Council et a dirigé la littérature aux Éditions Gallimard. Elle est membre du comité de lecteur des éditions Gallimard et du Prix Femina. Après William Blake ou l’infini, Grand Prix SGDL de l’essai, Paysage d’hiver, Prix Écritures et Spiritualités, et Automnes, Tu n’as pas de cœur… est le quatrième titre qu’elle fait paraître aux Éditions Albin Michel.