Âge, couleur des yeux, condition physique, traits de caractère… La scène pourrait sortir d’un roman dystopique. Mais c’est la réalité glaçante d’un « catalogue » en ligne, mis en place par les autorités d’occupation russes dans la région de Louhansk. On y trouve près de 300 enfants ukrainiens déplacés de force, triés comme de vulgaires marchandises selon des critères physiques et psychologiques. Derrière cet outil numérique effrayant, une stratégie bien plus vaste se dessine : celle d’un État qui, en pleine crise démographique, se sert de la guerre pour repeupler ses terres et renforcer son contrôle idéologique. Depuis février 2022, environ 20 000 ont été déportés par la Russie selon l’Ukraine.
Depuis la chute de l’URSS, la Russie peine à stabiliser sa population. La guerre en Ukraine, en aggravant la fuite des cerveaux et en envoyant au front des dizaines de milliers de jeunes hommes, accentue encore le déclin. Dans ce contexte, l’« importation » forcée d’enfants ukrainiens apparaît comme une tentative cynique de pallier cette hémorragie, tout en consolidant un projet impérial.
Des enfants comme des “produits”
Photographies souriantes, fiches descriptives, options de filtrage : le site présente ces mineurs avec la froideur d’une boutique en ligne. Âge, sexe, couleur des yeux, cheveux blonds ou bruns, tempérament calme ou « actif »… Tout y est pour séduire de potentiels adoptants russes. Selon l’ONG Save Ukraine, cette base de données contient des orphelins « fabriqués » par la guerre : enfants arrachés à leur famille, transférés illégalement et déclarés orphelins par un simple acte administratif.
Pour l’organisation, il ne s’agit pas seulement d’un crime de guerre, mais d’un trafic d’êtres humains sponsorisé par l’État. « C’est la numérisation d’un crime », résume un porte-parole, choqué par la banalité apparente de cet outil.
Une politique au service d’un problème intérieur
La Russie est confrontée à un effondrement démographique historique. Entre émigration massive des jeunes, faible taux de natalité et mortalité élevée, le pays pourrait perdre jusqu’à 10 millions d’habitants d’ici 2040. Dans ce contexte, chaque naissance compte… et chaque enfant ukrainien arraché à sa terre d’origine devient un pion dans une stratégie de repeuplement.
Officiellement, Moscou justifie ces transferts par un discours « humanitaire » : protéger des enfants livrés à eux-mêmes dans une zone de guerre. En réalité, ces mineurs sont rapidement intégrés dans des familles russes, rebaptisés, et élevés dans un environnement qui efface leurs origines, leur langue, et leur culture. C’est une assimilation forcée, une forme de colonisation démographique et culturelle.
La mécanique du crime
Les témoignages recueillis par Save Ukraine et d’autres ONG dressent un tableau précis :
- Capture : les enfants sont « identifiés » dans les zones occupées, souvent après le bombardement ou la destruction d’infrastructures civiles.
- Transfert : ils sont envoyés vers la Russie ou des territoires sous contrôle pro-russe.
- Réenregistrement : de nouveaux papiers d’identité sont établis, effaçant toute trace administrative de leur famille biologique.
- Mise en vitrine : leur profil apparaît sur le site, prêt pour une adoption qui n’a rien de légal au regard du droit international.
Une réponse internationale, mais des enfants encore disparus
En mars 2023, la Cour pénale internationale a lancé des mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux droits de l’enfant, pour déportation illégale d’enfants. L’ONU, le Conseil de l’Europe et plusieurs États européens ont dénoncé un crime de guerre et, pour certains, un génocide.
Malgré cela, le rapatriement reste difficile : sur des dizaines de milliers d’enfants enlevés depuis 2022, à peine 1 300 ont pu retrouver leur pays. Les autres grandissent, loin de leur langue et de leurs proches, dans un pays qui les considère déjà comme siens.
L’enjeu : mémoire et identité
Ce « catalogue » n’est pas seulement une liste : c’est une arme de guerre psychologique et identitaire. Il matérialise la volonté de la Russie de redessiner la carte humaine de l’Ukraine, de briser la transmission familiale et de remodeler la prochaine génération à son image. Chaque fiche est une preuve numérique du crime, mais aussi une cicatrice ouverte dans la mémoire collective ukrainienne.
