L’orage couvait depuis longtemps. Fin août 2025, Donald Trump a mis les cartes sur table sur son réseau social : tout pays qui maintiendra des taxes ou des régulations jugées « discriminatoires » contre les géants du numérique américains sera frappé de « droits de douane substantiels » et de restrictions technologiques. Et de conclure : « montrez du respect pour l’Amérique et ses extraordinaires entreprises Tech, ou vous en subirez les conséquences ».
Le ton est dominateur, l’ultimatum clair. Au-delà de cette offensive commerciale et informationnelle, menée de conserve avec les GAFAM et les services de renseignement américains, il ne s’agit pas seulement d’exportations ou de tarifs douaniers, c’est une bataille de souveraineté et de modèle politique. Ce qui est visé frontalement, c’est le cœur du projet européen : le droit des citoyens à la protection de leurs données, la régulation des plateformes numériques, et la tentative encore fragile de bâtir une autonomie technologique. Allons jusqu’au bout, nous sommes face à un affrontement civilisationnel entre une Amérique devenue violente, despotique, mue uniquement par l’appât du gain, et la construction d’une Europe humaniste, protectrice, sociale, qui entend préserver les valeurs héritées d’un christianisme laïcisé.
Une vieille querelle : entre surveillance et droits fondamentaux
L’histoire récente abonde en exemples. Dès 2000, l’accord Safe Harbor était censé encadrer les transferts de données entre l’Europe et les États-Unis. Quinze ans plus tard, la Cour de justice de l’Union européenne l’invalide : la surveillance américaine est jugée incompatible avec nos droits fondamentaux. En 2016, le Privacy Shield prend le relais. Rebelote : annulé en 2020.
Entre-temps, l’Union adopte en 2018 le RGPD, texte pionnier qui consacre la protection des données comme un droit fondamental. En 2023, le Digital Markets Act et le Digital Services Act inaugurent une régulation structurelle des géants du numérique. La même année, un nouveau Data Privacy Framework est signé avec Washington, déjà jugé insuffisant par de nombreux juristes.
Chaque étape raconte la même histoire : l’Europe tente de protéger ses citoyens et de dompter les abus de monopole, les États-Unis crient à la « discrimination » et brandissent la menace commerciale. Trump ne fait que radicaliser une vieille constante.
Le piège américain : diviser pour mieux régner
L’ultimatum lancé par Washington vise moins à défendre la liberté du commerce qu’à dynamiter la construction européenne. Car si Bruxelles recule, c’est toute la légitimité de l’Union qui s’effondre. Les États membres, convaincus qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, reprendraient leur souveraineté numérique en ordre dispersé. L’Europe cesserait d’exister comme projet collectif. Mission accomplie pour une Amérique qui, depuis toujours, redoute l’émergence d’un bloc continental concurrent.
Trois chemins pour l’Europe
L’Europe est désormais acculée. Elle doit choisir entre trois orientations stratégiques, chacune porteuse d’un avenir radicalement différent.
1. Céder au despotisme américain
C’est l’option de la facilité apparente : se plier à l’injonction américaine, lever les taxes numériques, assouplir le RGPD, neutraliser le DMA et le DSA, bref, aligner l’Europe sur les standards dictés par la Silicon Valley et par Washington. À court terme, cela épargnerait à l’automobile allemande, au luxe français ou à l’agriculture espagnole des représailles tarifaires massives. Mais ce serait une victoire à la Pyrrhus. Car ce renoncement marquerait sans doute la fin du projet européen : pourquoi maintenir une Union incapable de protéger ses citoyens et de défendre ses choix collectifs ? Les États membres reprendraient leur souveraineté numérique en ordre dispersé, chacun négociant son arrangement avec Washington. L’Europe politique volerait en éclats. Et il ne faut pas se méprendre : cet affaissement est peut-être précisément l’objectif stratégique des États-Unis qui n’ont jamais cessé de craindre l’émergence d’un bloc européen autonome.
En outre, à l’attention des quelques pays qui seraient tentés, il faut préciser que cette option n’apporterait jamais la stabilisation espérée : plus des concessions seraient faites, plus Washington en demanderait encore plus. La psychologie américaine, nourrie par une conviction de supériorité et, dans le cas de Trump, par une cupidité dévastatrice, transforme chaque recul en invitation à de nouvelles exigences. Céder, ce n’est donc pas acheter la paix : c’est ouvrir une spirale de dépendance et d’humiliation.
Pays plutôt favorables à céder aux USA (alignement transatlantique)
Ces pays voient dans les États-Unis un partenaire indispensable, en particulier pour la sécurité (OTAN) et pour le commerce. Ils privilégient l’accès au marché américain et craignent des représailles tarifaires.
- Irlande : siège européen de nombreuses multinationales américaines (Apple, Google, Meta…), fiscalité favorable aux GAFAM.
- Pays-Bas : économie très ouverte, forte dépendance logistique (Rotterdam), proximité historique avec les États-Unis.
- États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) et Pologne : priorité absolue à la sécurité face à la Russie ; perçoivent les USA comme protecteur vital via l’OTAN.
- République tchèque et Slovaquie (dans une moindre mesure) : mêmes logiques atlantistes, même si plus nuancées côté Slovaquie.
A noter : Le Royaume-Uni s’inscrit sans équivoque dans le camp pro-USA. Il est d’ailleurs souvent l’aiguillon des positions américaines en Europe au détriment d’une éventuelle alliance continentale.
2. Se tourner vers la Chine, un autre despotisme
Certains gouvernements pourraient être tentés de chercher un contrepoids en coopérant avec Pékin. Coopérations technologiques dans l’IA et la 5G, ouverture de marchés pour l’industrie européenne, alliances commerciales face à Washington : les attraits ne manquent pas. Mais attention que cette option ne devienne pas un piège. Elle substituerait une dépendance à une autre, affaiblirait l’unité européenne et diviserait le continent entre pro-américains et pro-chinois. En interne, elle alimenterait une fracture politique majeure, car les opinions publiques restent largement hostiles à Pékin. En externe, elle placerait l’UE en porte-à-faux vis-à-vis de l’OTAN et de ses propres alliances stratégiques. C’est une tentation qui a des avantages mais aussi des dangers, plus tactique que stratégique. Il faudrait définir un cadre de coopération extrêmement précis et suivi afin d’éviter les risques.
Pays ouverts à un rapprochement avec la Chine (approche opportuniste ou stratégique)
Moins nombreux et souvent isolés, ils sont attirés par les investissements chinois (infrastructures, énergie, télécoms).
- Hongrie (Viktor Orbán) : coopération poussée avec Pékin (infrastructures, université Fudan, projets 5G).
- Serbie (hors UE, mais candidate) : partenariats stratégiques avec la Chine.
- Grèce : port du Pirée sous contrôle chinois, même si Athènes reste prudente depuis son réalignement sur l’UE et l’OTAN après 2022.
- Italie : sortie officielle de la « Belt and Road Initiative » en 2023, mais encore des courants pro-Pékin dans l’industrie et certains partis.
3. Résister et construire, l’avenir
C’est la seule voie véritablement européenne. Résister, d’abord : maintenir le RGPD, le DMA, le DSA, refuser de céder face aux menaces commerciales. Accepter le coût d’un bras de fer tarifaire afin de préserver l’essentiel : notre souveraineté normative et notre capacité à dire non. Mais cette résistance n’aurait de sens que si elle s’accompagne d’un projet constructif, autrement dit investir massivement dans un cloud souverain, développer l’intelligence artificielle européenne, maîtriser la production de semi-conducteurs, encourager un écosystème technologique indépendant. Résister sans construire, c’est s’épuiser. Construire sans résister, c’est bâtir sur du sable. Ensemble, résistance et construction forment le seul axe capable de transformer l’Europe en pôle autonome de puissance. Ce modèle qui conjugue innovation et justice, liberté et régulation, deviendrait une référence mondiale et inspirererait d’autres régions.
Pays favorables à l’indépendance européenne / la 3e voie
Ceux qui défendent activement la souveraineté numérique, la régulation des GAFAM et l’autonomie stratégique.
- France : chef de file de la « souveraineté numérique » et du discours d’« autonomie stratégique européenne ».
- Allemagne : ambivalente (exportatrice vers la Chine, dépendante de l’OTAN), mais moteur du RGPD, du DMA/DSA et du projet Gaia-X.
- Espagne : soutient les régulations numériques, favorable à une Europe puissance.
- Belgique / Luxembourg : proches de la Commission européenne, souvent moteurs dans la défense du cadre réglementaire commun.
- Commission européenne elle-même : Ursula von der Leyen et Thierry Breton ont incarné cette volonté de régulation et d’indépendance vis-à-vis des GAFAM.
Pour cette 3e voie, il convient de redonner de la latitude économique à la France et à l’Europe afin de pouvoir lancer un grand plan technologique souverain ; il n’y a pas beaucoup de moyens, en voilà un : lire notre article
Bonus : Les pays hésitants / ambivalents
Certains jouent sur deux tableaux, tiraillés entre dépendance militaire envers les États-Unis et ouverture commerciale vers la Chine.
Europe centrale (Roumanie, Bulgarie, Croatie) : fortement arrimée aux USA militairement, mais pas insensible aux investissements chinois.
Allemagne (déjà citée) : géant industriel exportateur, dépendant à la fois du marché chinois et de la protection américaine.
Italie : très divisée politiquement, entre atlantisme traditionnel et courants pro-Chine.
L’épreuve existentielle
Ce bras de fer n’est pas un simple différend technique sur la fiscalité du numérique. C’est une épreuve existentielle. Céder à Trump reviendrait à accepter que l’Europe ne soit jamais qu’un marché ouvert, sans puissance propre, condamné à l’impuissance politique. Résister, au contraire, pourrait transformer l’Union en pôle civilisationnel : une Europe humaniste, héritière d’une tradition chrétienne sécularisée, où l’argent n’est pas le seul dieu, où la technique n’est pas laissée sans garde-fou, où l’économie demeure au service de l’homme.
De Gaulle hier, l’Europe aujourd’hui
Il y a soixante-dix ans, Charles de Gaulle posait pour la France un choix clair : ni l’allégeance à Washington, ni la soumission à Moscou, mais une troisième voie, faite d’indépendance et de grandeur. Ce choix audacieux, il le porta dans la diplomatie, dans l’économie, dans la technologie et jusque dans la force nucléaire, convaincu qu’une nation ne vit que si elle commande à son destin.
Aujourd’hui, l’Europe est devant le même dilemme. Ni vassale de l’Amérique et de ses GAFAM, ni tributaire de la Chine et de son autoritarisme numérique, elle doit inventer sa propre voie. Cette voie existe : c’est celle d’une Europe souveraine, protectrice, fidèle à ses valeurs humanistes, capable de conjuguer liberté et justice, innovation et régulation.
Au fond, Donald Trump nous rend un service : il pose la question sans détour avec cette violence, cette vulgarité et cette jouissance de la domination qui correspond à sa psychologie. L’Europe veut-elle exister, ou non ? Veut-elle être un acteur souverain du XXIe siècle ou se résigner à n’être qu’un protectorat, balloté entre les humeurs d’une Amérique revancharde et les calculs d’une Chine conquérante ? Il n’y a pas d’issue confortable. Mais il y a un choix clair : de même que la France, hier, choisit de s’arracher à l’étau des empires pour exister, l’Europe, aujourd’hui, doit oser devenir puissance de civilisation. Si elle renonce, elle disparaîtra. Si elle résiste et construit, elle entrera à nouveau dans l’Histoire.
Ce siècle n’appartiendra ni à Washington ni à Pékin, mais à ceux qui auront su inventer une voie nouvelle. L’Europe n’a qu’un choix, oser devenir cette troisième puissance.
