Les livres d’Albert Bensoussan prennent naissance dans le terreau judéo-arabo-berbère de son Algérie natale, en particulier dans la blanche et inoubliable Alger d’avant la guerre d’indépendance, comme il l’a si bien raconté tout au long de ses romans et récits, en particulier dans ses derniers textes, « La Véranda » et « L’Anneau ». Avec « Le vertige des étreintes », Albert Bensoussan nous offre peut-être le plus accompli de ses textes, baroque et poétique, flamboyant et déchirant, puisé dans cette mémoire méditerranéenne qu’il n’a cessé de chanter, et enchanter, depuis près d’un demi-siècle.
« Le vertige des étreintes » prolonge, une fois encore, cette veine, où se mêlent longs ou brefs moments de la vie d’Albert Bensoussan, réels ou fantasmés, en un permanent écheveau kaléidoscopique et un tournoiement vertigineux de la mémoire qui lui fait revivre l’éblouissement des rencontres, la sensualité des corps, l’amertume des abandons, la cruauté des déclins, l’horreur d’inéluctables fins de vie et les deuils, « le poids des morts, père, mère, frère, figés en mémorieuse douleur ». Cette mortqui sera sienne, un jour peut-être proche, redoute-t-il, achevant la funèbre litanie familiale des disparus : « Chaque jour qui passe me fait perdre de la hauteur. Il faut s’habituer à remplacer le vertical par l’horizontal.[…] J’apprivoise la posture qui sera bientôt la mienne…pour l’éternité ».
Ce nouveau texte, peut-être plus encore que les précédents, est habité de la présence essentielle des femmes qui ont jalonné et nourri sa vie. Celle de Lalla Sultana, sa grand-mère, sorte de guérisseuse dans son village natal des hauteurs de Tlemcen dont il apprit les gestes simples qui soulagent. Sa mère ensuite, cette autre sultane, que Lalla avait nommé Aïcha, de ce prénom arabe qu’elle n’a jamais aimé porter et que le marbre noir qui ferme sa tombe a définitivement traduit en Alice. Personnage central de sa mémoire, Albert entendra toujours les youyous sortis de sa gorge quand la joie s’emparait d’elle au milieu du bonheur de ses enfants.
Le premier amour d’Albert fut Dihya, bienheureuse rencontre d’une malencontreuse péripétie, quand le petit Albert, cinq ans, perdit la main de sa maman dans la foule des ruelles d’Alger et du marché Randon, enfant désemparé et récupéré par le geste secourable d’un vieil arabe qui confia aux soins attentionnés de sa toute jeune enfant, Dihya, le gamin brièvement orphelin. Premières émotions vers cette fillette plus âgée que lui et qui devint pour le petit Albert, chaque semaine qu’ils se retrouvèrent, la « maîtresse du jeudi qui m’apprit à lire, à compter, à chanter et à rire». Une enfant miraculeusement revue en son adolescence, une enfant devenue femme. « Dans cet Alger d’avant le basculement. Et là la femme m’était apparue, brûlant mes pupilles. Ses yeux, quelle couleur ? Moi je les voyais topaze, et sans doute étaient-ils entre vert et bleu, mais je savais qu’elle avait des yeux de miel. La déesse levait le regard sur moi, plissant ses paupières comme une chatte ». Réalité, fantasme du souvenir ? La mémoire d’Albert s’embrase, avec les accents du Cantique des cantiques : « Nous avons appris ensemble le baiser, Dihya, et je t’aimais […] à cause de ton teint de figue sombre et ta pulpe de fève. […]. Un miel d’aloès jaillissait de tes seins. L’agave peuplait ton aisselle. L’âcre musc de tes reins me soulevait d’ardeur. […]Quelle est forte l’odeur qui me reste de toi ! ». Ainsi Dihya, mais aussi Ghalia, Bertille et ses « yeux de miel », Maya, Garance, Mélinée la Bretonne, «avec sa belle tête d’Arménienne», autant de femmes, d’Algérie et d’ailleurs, autant de vertiges nés d’autant d’étreintes qui font chavirer la mémoire d’Albert.
Coup de dés de son existence (« mon histoire a toujours été hasardeuse »), Albert rencontre, dans un total foudroiement, celle qui fut sa première épouse, qu’il nomme Dores venue de la Corogne. La Corogne, vraiment ? « Tout en elle était mystère. Je n’ai jamais su quand elle était née ni même où ». Deux exilés, « deux déclassés et c’est pour cela que nous nous étions trouvés », l’une de l’Espagne républicaine, l’autre de l’Algérie française. Il la rejoint à Paris, s’unissent avec passionet vont faire route ensemble pendant un demi-siècle. « Jusqu’aux portes de la vieillesse cet amour me donna des ailes ». La maladie s’empara de Dores, « Dolores », et, implacable, dix années durant, un mal parkinsonien et aphasique gagna, qui rongeait ce qui lui restait de mémoire et lui donnait « ce masque d’hébétude qui peu à peu collait à ses traits, naguère si vifs ». Albert, « l’amant ardent », se fit garde-malade. Étreinte de la douleur, vertige du deuil qui guette, « non, querida, ce n’est pas ainsi qu’il faut partir ». Albert ne s’épargne rien, ne nous épargne rien de l’atroce déchéance de sa dolente épouse, de son désarroi et de son chagrin qui lui tirent, qui nous tirent des larmes.
« Dores est morte, le soleil a plongé, le ciel s’est éteint. J’ai épousé Leah et la lune était pleine ». Leah, après Dores l’inoubliable (« j’ai tant vécu avec elle »), est l’épouse ultime, « haut bout du voyage ». Leah l’emmènera en Provence, « tirant un immense rideau de clartésur l’opacité des jours ». Marseille sera le nouveau port d’attache, avec Alger à nouveau à l’horizon. Brièvement toutefois. Rapide retour en Armorique.
« Je ne sais plus à cette hauteur scinder le rêve du réel » avoue Albert, qui se nomme lui-même « Benyamine », benjamin d’Aïcha, dans ce texte dont son auteur ne dit jamais qu’il est autobiographie. La vie est un songe, Calderón dixit. Et Albert tire –presque- le rideau sur sa vie de hasards, « rocambole de fractures », mémoire et tissu de rêves et de fantasmes, envolées de bonheurs aux ailes coupées par la douleur et la mort, et « le couperet des ans ».
Le vertige des étreintes est magnifique, et nous emporte, une fois encore.