Cap au Sud avec Victoria Ocampo, boussole des Lettres du XXe siècle entre Amérique et Europe

Les Editions des Femmes ont publié en 2012, sous le titre En témoignage, des textes de Victoria Ocampo, traduits l’espagnol par Anne Picard et préfacés par Silvia Baron Supervielle. Ce choix de textes, extraits des 10 volumes de témoignages personnels de Victoria Ocampo écrits entre 1935 et 1977, nous éclaire sur le parcours intellectuel et politique d’une femme exceptionnelle, chroniqueuse brillante de la littérature de son temps, féministe obstinée dans son Argentine natale si attachée à un strict et sévère patriarcat. Victoria Ocampo (1890-1979), issue d’une illustre famille de la grande bourgeoisie de Buenos Aires, est ainsi devenue une journaliste, écrivaine, mémorialiste et figure majeure de la vie des Lettres du XXe siècle entre Amérique et Europe.

En témoignage regroupe des articles de Victoria Ocampo choisis par Eduardo Paz Lestón, l’un des plus éminents spécialistes de l’auteure. Ce livre rend compte d’une vie, celle d’une « écrivaine citoyenne de la planète », comme Victoria aimait à se définir, une femme libre au regard aussi lucide que passionné.

Les parents de Victoria, représentants de la grande bourgeoisie de Buenos Aires, n’étaient pas favorables aux désirs d’autonomie intellectuelle et sociale de leur fille. Aînée de six sœurs – dont la dernière-née, Silvina, fut écrivaine elle aussi et épousa le romancier argentin Adolfo Bioy Casares -, Victoria fut une femme d’une rare obstination qui réussit à imposer ses volontés à une solide autorité familiale prise de court en la circonstance : « Si j’avais annoncé à mes parents ma décision de me consacrer aux lettres, cela aurait été un motif d’inquiétude et de critiques. J’en vins à la conclusion qu’ils digèreraient plus facilement les choses si je les mettais devant le fait accompli. Je n’avais alors pas plus de vingt ans. J’étais une femme. […] Mes parents appréhendaient, à ma place, le chemin que je me proposais de suivre, avec le même genre d’appréhension que s’ils avaient eu un fils résolu à explorer un pays d’anthropophages. Ils avaient espéré autre chose de moi et je les décevais en substituant mon rêve au leur. »

Victoria Ocampo

Quand elle commence à écrire régulièrement dans La Nación, important organe de presse argentin, l’idée lui vient de fonder la revue Sur, en 1931. Puis, peu après, les éditions du même nom. Et pendant plus d’un demi-siècle, elle publiera les plus grands écrivains de la planète en les mettant à la portée de tous en Amérique du Sud, « ouvrant ainsi son pays à la littérature mondiale de la plus haute qualité », dira d’elle Silvia Baron Supervielle dans la préface du livre En témoignage.

La nouvelle revue argentine allait ouvrir la voie à des écrivains, philosophes et artistes de tous horizons entre les deux guerres, et Sur deviendra vite l’une des plus prestigieuses revues littéraires, artistiques, musicales et de sciences humaines de l’Amérique hispanophone, l’équivalent en France de la NRF ou, en Espagne, de la Revista de Occidente fondée par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset. C’est lui précisément qui proposa à Victoria Ocampo le nom de la jeune publication reconnaissable entre toutes à cette flèche qui en barre la couverture du haut vers le bas, comme une boussole qui indiquerait cette fois non plus le Nord mais le Sud.

Victoria Ocampo

Cette revue vivra jusqu’en 1992, sur les deniers propres de sa fondatrice. Soixante années où de grands auteurs du monde hispanophone mais aussi anglophone et francophone, qu’ils soient romanciers, anthropologues, sociologues, philosophes, musiciens, ont enrichi par leur contribution le dialogue entre les courants et les idées des nouveau et vieux continents. Victoria avait eu l’idée de créer cette revue pour donner d’abord la parole à de jeunes écrivains argentins, encouragée dans son projet par le romancier nord-américain et très hispanophile Waldo Franck, l’auteur de « Virgin Spain : scenes from the spiritual drama of a great people », et par son ami argentin, romancier aussi, essayiste et journaliste au quotidien La Nación, Eduardo Mallea.

Victoria Ocampo

La revue publia des textes d’Alfonso Reyes, Amado Alonso, Jorge Luis Borges, Ramon Gómez de la Serna, Federico García Lorca, María Zembrano. Certains auteurs français y ont écrit aussi : Jules Supervielle, Pierre Drieu la Rochelle – inavouable amant -, Roger Caillois – lumineux ami -, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Albert Camus – dont Victoria, militante des libertés, admirait le Caligula -, Antonin Artaud, Henri Michaux, Jean Genet. De même, quelques auteurs britanniques apportèrent leur collaboration, comme Aldous Huxley qui présenta en 1934 Victoria Ocampo à Virginia Woolf, l’auteur féministe de « A room of One’s Own » [Une chambre à soi]. Les auteurs nord-américains participèrent également à la vie de la revue, entre autres Tennessee Williams et bien sûr Waldo Franck. Victoria voulait que sa revue fût le lien entre la vieille Europe et la jeune Amérique.

À sa fascination pour le vieux continent, Victoria ajoutait et affichait une francophilie enthousiaste et maîtrisait magnifiquement notre langue au point qu’elle écrivit nombre de ses articles, lettres et témoignages directement en français, une langue dont elle apprit vite les finesses avec l’institutrice de ses années d’école !

Victoria Ocampo

L’accueil fait à cette revue dans son propre pays fut mitigé, voire hostile. On reprochait à l’audacieuse Victoria un élitisme clairement affiché et revendiqué. L’ouverture de la revue à d’autres continents et signatures choquait aussi le sentiment étroitement nationaliste de quelques courants politiques et culturels de son pays. Cette revue prit enfin des positions politiques fortes, républicaines pendant la guerre d’Espagne, antinazies pendant le second conflit mondial.

Victoria accueillit dans sa revue en 1940 un supplément littéraire français dirigé par son ami Roger Caillois exilé à Buenos Aires qui ouvrait ses pages aux écrivains de la Résistance. Victoria fut anti-péroniste dans les années 50, ce qui lui valut d’être arrêtée et emprisonnée en 1953 à la prison de droit commun El Buen Pastor de San Telmo, une geôle habituellement réservée aux prostituées. Son ami Borges, également anti-péroniste, fut démissionné par Perón lui-même de sa charge de directeur de la Bibliothèque nationale argentine qui le nomma… « inspecteur des volailles » !

Victoria Ocampo

Le combat de Victoria Ocampo, romancière, mémorialiste et essayiste, fut aussi celui des femmes en lutte dans les sociétés patriarcales comme c’était le cas en Argentine. Qu’une femme prenne autant d’importance intellectuelle dans une société dominée par les hommes – défaut de bien d’autres pays latins que l’Argentine – dérangeait l’ordre établi.

Victoria créa et présida en 1936 la Unión de Mujeres argentinas, un mouvement de gauche, à l’opposé du mode de pensée des riches milieux bourgeois d’où elle était issue, traditionnellement conservateurs et catholiques, hostiles à toutes formes de libération et d’égalité des sexes. Sans cesse remis à plus tard, mais jamais abandonné, le projet de consacrer un exemplaire de la revue à la condition féminine se concrétisa en janvier 1971 dans un numéro intitulé « La Mujer » : « Hace años que deseaba dedicarle un número de Sur a la mujer, a sus derechos y a sus responsibilades. Desde que apareció la revista, esta idea me rondaba » [Cela fait des années que je voulais consacrer un numéro de Sur à la femme, à ses droits et à ses responsabilités. Depuis qu’est apparue la revue, cette idée me hantait], écrivit Victoria en ouvrant le sommaire du périodique par un article intitulé « La trastienda de la Historia » [L’arrière-boutique de l’Histoire].

Victoria Ocampo

Grâce à un singulier esprit d’ouverture, à un sens de l’universel et à la curiosité intellectuelle toujours en éveil de sa fondatrice, la revue Sur aura été l’exemplaire reflet et relais de l’effervescence et des bouleversements littéraires, artistiques, politiques et sociaux du XXe siècle et aura créé un formidable lien entre les deux côtés de l’Atlantique.

Victoria Ocampo
Victoria Ocampo entre Adolfo Bioy Casares et Jorge Luis Borges, 1935, auteur inconnu.

Philippe Lançon, rare écrivain et journaliste de la presse française qui s’exprima à la parution du recueil en 2012 en souligna l’extrême intérêt : « Il s’est passé quelque chose en Argentine au cœur du siècle dernier. Tandis que les militaires gominent le pays de populisme et de violence, un concours de circonstances familiales, sociales et culturelles accouche d’un petit groupe d’élite qui aère la langue espagnole et tend des ponts solides, aériens et discrets, entre l’Amérique latine et l’Europe. On y trouve Borges, Bioy Casares. L’un des piliers est une femme suprêmement chic, naturelle et mondaine, nommée Victoria Ocampo (1890-1979). La fondatrice de la revue Sur aurait voulu être romancière. Elle comprend vite que son talent d’écrivaine est ailleurs. Victoria Ocampo deviendra témoin, le recueil de textes publiés rappelle qu’elle est une grande mémorialiste : elle lit bien, voit tout, éclaire ce qu’elle lit par ceux qu’elle voit. Jamais soumise, souvent bienveillante, c’est par le grain du souvenir qu’elle agit ». (Libération, 12 avril 2012)

En témoignage, par Victoria Ocampo, traduit l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, préface de Silvia Baron Supervielle, Éditions des Femmes, 2012, 774 p., 25 euros.
► Pour les lecteurs désireux d’en savoir plus sur la revue et sa fondatrice, il faut lire le très intéressant et précieux livre de Laura Ayeza de Castillo et Odile Fergine intitulé Victoria Ocampo, préfacé par Ernesto Sábato, publié par les éditions Criterion en 1990, actuellement épuisé en neuf.
► Mais aussi, entre autres: Correspondance Roger Caillois et Victoria Ocampo, préfacée par Odile Felgine, Stock, 528p., 1997.
Lettres d’un amour défunt 1929-1944, de Victoria Ocampo et Pierre Drieu La Rochelle, éditions Bartillat, 256 p., 2020.
Vies croisées de Victoria Ocampo et Ernest Ansermet : Correspondance 1924 par Jean-Jacques Langendorf, Buchet-Chastel, 1969, 358 p.
► à paraître en 2023: Le Vert Paradis, et autres écrits, de Victoria Ocampo, éditions Vendémiaire, coll. Compagnons de voyages, Paris.
Sur la Toile, les lecteurs hispanophones peuvent consulter en ligne la revue Sur à cette adresse.




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