Des vies qui laissent une poussière d’empreinte, des silhouettes qu’on aperçoit dans le halo, des formes qui, une fois disparues, semblent s’être effacées pour de bon. Celle de Yann Andréa, compagnon de Marguerite Duras durant seize ans, relève de cette catégorie. Mais l’écrivaine et journaliste Julie Brafman choisit de juguler cet effacement silencieux. Dans Yann dans la nuit (Flammarion, août 2025), elle redonne chair à cet homme souvent réduit à un rôle secondaire et interroge ce qu’il reste d’une existence minée par la dépendance et l’effacement.
« Il est l’étudiant en philosophie qui pense comme Adamov que le rêve de la nuit nous venge du désespoir des jours. Il est l’aquoiboniste du 26, rue Saint-Benoît, disparu un jour non établi de 2014. Il est le héros d’une autre vie que la sienne. Un être de spleen et de nuage. Évidemment qu’il ne reste aucune preuve tangible de son existence, c’est à peine s’il a habité le monde.
De Yann Andréa, on sait qu’il a vécu seize ans avec Marguerite Duras, chez qui il s’était présenté à l’été 1980. Il avait vingt-huit ans et elle soixante-six. Cet amour-là, il l’a lui-même écrit dans un livre. Mais de sa vie d’avant et de sa vie d’après, on connaît peu de choses.»
Les premières pages de Yann dans la nuit de Julie Brafman frappent par leur force scénique. Dans une chambre nocturne, Duras « agrippe son visage comme si elle voulait le tordre entre ses deux mains en étau ». Yann est pétri, remodelé, façonné par les doigts de celle qui fut son soleil et parfois son geôlier. Cette image inaugurale n’est pas seulement un souvenir, c’est une allégorie : Yann comme matière malléable, toujours façonné par les autres, toujours regardé à travers une lentille déformante.
L’écriture de Brafman y révèle sa double origine : la précision chirurgicale de la chroniqueuse judiciaire, capable de saisir l’instant dans sa crudité ; le lyrisme de la rêveuse, qui fait du moindre geste une métaphore existentielle. Le texte oscille ainsi entre phrases sèches, rythmées comme des coups de marteau, et élans poétiques, afin d’inscrire Yann dans une constellation de voix hantées.
Le cœur de Yann dans la nuit de Julie Brafman est une enquête intime. Julie Brafman part du mystère : la disparition de Yann en 2014, un départ discret dont on ne connaît ni la date exacte ni les circonstances. Elle fouille, recueille des fragments (photos, carnets, journaux retrouvés dans une chambre rose) et remonte des traces ténues. Mais ce qui se joue ici n’est pas seulement documentaire. Yann dans la nuit est une enquête spectrale : il s’agit moins de prouver que d’écouter, moins de reconstituer que de rendre palpable le vide laissé par un homme qui « n’a fait que passer dans la nuit ».
Le lecteur comprend vite que ce n’est ni une biographie ni un simple portrait. L’autrice construit une forme hybride, proche de Sebald ou de Nathalie Léger : fragments d’archives, souvenirs rapportés, projections de l’imaginaire. Le réel et le fantasmé s’entrelacent jusqu’à brouiller leurs frontières. Le style épouse cette instabilité ; les phrases glissent, trébuchent, se suspendent ; comme si l’écriture elle-même cherchait son souffle à travers l’ombre de Yann.
Le grand mérite de Yann dans la nuit de Julie Brafman est de faire surgir Yann comme sujet et non comme satellite. Étudiant en philosophie hanté par Adamov, compagnon loyal mais parfois humilié, écrivain fragile dont les textes (Cet amour-là, M. D.) n’ont jamais été lus pour eux-mêmes. Sous la plume de Juliie Brafman, il devient un personnage romanesque : homme de spleen, de doute, de solitude. Loin de l’étiquette du « compagnon de Duras », il apparaît enfin dans sa singularité, traversé par des désirs, des peurs, une mélancolie que l’autrice parvient à restituer sans pathos ni complaisance.
Au-delà de Yann Andréa, Yann dans la nuit est une réflexion sur les vies effacées, ces existences vécues dans l’ombre d’une figure trop éclatante. Qu’advient-il de ceux dont l’histoire semble ne pas appartenir à eux-mêmes ? Comment la littérature peut-elle sauver ces voix fragiles, rendre densité à un être que le monde a presque oublié ?
Yann dans la nuit de Julie Brafman ne prétend pas résoudre le mystère. Ce livre préfère habiter la nuit, l’épaissir, la transformer en matière poétique au service de la résurrection provisoire d’un disparu que l’histoire ne retiendra pas.
- Titre : Yann dans la nuit
- Autrice : Julie Brafman
- Éditeur : Flammarion
- Date de parution : 20 août 2025
- Genre : récit-enquête, roman biographique
- Prix : 21 €
