Le 20 mai 1498, après près d’un an de navigation et d’incertitudes, Vasco de Gama jette l’ancre au large de Calicut, dans l’actuel Kerala, au sud-ouest de l’Inde. Ses caravelles, éprouvées par la mer, le scorbut et les tempêtes du cap de Bonne-Espérance, touchent enfin la rive tant convoitée. Sous ses yeux s’ouvre un continent qui bruisse de parfums, d’or, de langues inconnues et de savoirs anciens. Ce jour-là, l’Europe touche l’Asie par la mer pour la première fois. Et avec ce geste, le monde s’ouvre à lui-même. Ce n’est pas une simple arrivée : c’est un événement géographique, politique et spirituel. Un moment de vertige. Les cartes anciennes se fissurent. L’histoire change d’échelle.
Un pari contre l’inconnu
Lorsque Vasco de Gama quitte Lisbonne en juillet 1497, il n’a avec lui ni certitude ni carte fiable. Il incarne ce rêve portugais né avec Henri le Navigateur, autrement dit, rejoindre les Indes en contournant l’Afrique, s’affranchir des routes terrestres verrouillées par les empires musulmans, détourner le monopole vénitien sur les épices. Durant près de dix mois, il affronte les calmes plats de l’Atlantique, les courants contraires du cap de Bonne-Espérance, les fièvres africaines. À Malindi (actuel Kenya), il trouve un pilote musulman qui le guide à travers la mer d’Arabie. Le 20 mai, ses navires croisent enfin la côte du Malabar. Le monde vient de basculer dans une nouvelle ère, celle de la navigation intercontinentale.

Le regard de l’autre
À Calicut, le souverain hindou — le Samorin — accueille les Portugais avec prudence. Les présents apportés par de Gama (chapelets, laine, sucre raffiné) paraissent misérables aux yeux des élites indiennes. Les marchands arabes, déjà bien implantés, voient d’un très mauvais œil ces nouveaux venus avides de routes commerciales. Mais avant que les tensions ne l’emportent, un échange a lieu. Un choc de civilisations, mais aussi une reconnaissance ; pour la première fois, deux mondes se voient à égalité. Les Européens découvrent une Inde cultivée, cosmopolite, profondément spirituelle. Ils apprennent qu’ils ne sont ni le centre du monde, ni les seuls à le penser. Ce moment est fragile, précaire, mais porteur de quelque chose de plus grand : la conscience d’une humanité diverse, en dialogue.
Le commerce comme destin
Vasco de Gama repart sans traité. Mais l’empreinte est là : la route maritime vers l’Orient est ouverte. Le Portugal ne tardera pas à imposer ses comptoirs, à militariser les côtes, à s’emparer du commerce des épices par la force. L’Histoire, alors, bascule dans l’ambivalence. Ce qui fut découverte devient conquête. Ce qui fut admiration devient domination. L’humanisme se double d’avidité. La mondialisation est née — avec ses promesses de rencontre, mais aussi ses pillages.

1498 – 2024 : un monde toujours marchand, toujours fracturé
Plus de cinq siècles après ce débarquement à Calicut, le monde reste structuré par cette ouverture initiale. Les routes commerciales sont devenues tentaculaires, instantanées, encadrées par des traités, des ports, des câbles sous-marins et des douanes numériques. Mais depuis quelques temps, le vent tourne. Le libre-échange triomphant, hérité des grandes découvertes, a laissé place à une nouvelle ère de rivalités et de méfiances.
- Depuis la présidence de Donald Trump (2017–2021), les États-Unis ont relancé la logique des tarifs douaniers et des représailles commerciales, notamment contre la Chine.
- Pékin, avec ses « nouvelles routes de la soie », entend contrôler les flux entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique.
- L’Europe se cherche entre protection de ses industries, transition écologique et dépendance stratégique.
- L’Inde, quant à elle, renoue avec sa vocation d’acteur majeur en Indo-Pacifique et refuse d’être reléguée au rang de marché.
Le commerce mondial est redevenu ce qu’il fut pour Vasco de Gama : un théâtre de puissance. Chaque cargaison de lithium, chaque conteneur de microprocesseurs, chaque terminal portuaire racheté est un enjeu géopolitique. Le monde se referme, non sur lui-même, mais sur ses rivalités.
Et pourtant. Il demeure, dans ce 20 mai 1498, un souffle que nous devons réentendre. Ce n’est pas seulement l’arrivée d’un homme en Inde. C’est un instant où le monde s’élargit, où l’altérité devient palpable, où le commerce est encore l’ombre d’un dialogue. Aujourd’hui que les océans sont surveillés par des satellites, que les ports sont truffés de drones, que les traités sont dénoncés au nom des intérêts nationaux, peut-être faut-il se souvenir que la mondialisation fut, à son origine, un geste de curiosité aventurier et enthousiaste.

