BOUM L’Agent secret : anti-telenovela d’auteur entre strates, corps et mémoire

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Avec L’Agent secret, Kleber Mendonça Filho signe un film ample et envoûtant qui a la densité d’un grand roman et la précision d’un geste de cinéaste au sommet de son art dans la veine du BOUM latino-américain.

Campé à Recife, entre 1975 et 1977, en pleine dictature militaire brésilienne, le récit de L’Agent secret suit Marcelo, universitaire quadragénaire en fuite car menacé par un puissant homme d’affaires sans scrupule, qui vient récupérer son fils avant de partir à l’étranger. Il arrive dans une ville en état de fièvre : le carnaval (et ses morts) bat son plein, la rue déborde de musique, de corps, de masques, de promesses — mais l’air est saturé de surveillance, de peur, de corruption policière, de menaces à demi visibles. Ce décor n’est pas une simple toile de fond. Mendonça Filho en fait un organisme. Recife devient un personnage-monde, solaire et suffocant, où la fête et la terreur cohabitent, où l’histoire politique se glisse dans les conversations, les regards, les silences, les détails, comme une poussière qu’on ne peut jamais balayer.

★ ★ ★ ★ 4,5/5

La force du film L’Agent secret tient à sa capacité à conjuguer le souffle du thriller, la sensualité d’une fresque urbaine et une méditation sur la mémoire. Il y a, dans la mise en scène de Mendonça Filho, une virtuosité non ostentatoire. Il a l’art de faire circuler l’information sans jamais l’épuiser, d’installer des tensions par des micro-signaux, de laisser la ville respirer tout en maintenant l’impression d’un piège. On retrouve son goût des récits labyrinthiques, mais ici poussé à une forme de maturité. L’Agent secret impose sa propre respiration, et cette respiration devient sa politique. Le film n’a pas besoin de proclamer, il infiltre.

Cette réussite est aussi, indissociablement, une réussite d’acteurs. Wagner Moura, en Marcelo, compose un personnage d’une complexité remarquable grâce à une présence à la fois charnelle et fuyante, un homme qui avance comme s’il portait sur lui une couche de nuit, mais dont la dignité, la pudeur et la tension intérieure empêchent toute réduction à une figure d’anti-héros. À ses côtés, les seconds rôles — souvent splendides (extraordinaire Tânia Maria en Dona Sebastiana) — confèrent au film une matière humaine épaisse, parfois dotée d’une puissance d’adhésivité toute en rugueuse légèreté. Les visages existent avant même de “servir” l’intrigue, les corps ont une histoire, les dialogues possèdent ce naturel travaillé qui fait naître l’impression d’une ville réelle, habitée, traversée de classes, de gestes, de tempéraments, de corps, de corps chauds et sexuels. Mendonça Filho dirige ses acteurs comme on dirige une polyphonie. Chacun est distinct, mais tous participent d’une même musique narrative, parfois moirée, parfois grinçante, toujours vivante.

Et c’est ici qu’apparaît l’une des singularités les plus stimulantes du film, L’Agent secret ressemble à une telenovela d’auteur conçue comme une anti-telenovela. Le cinéma de Mendonça Filho connaît intimement la culture populaire brésilienne — ses récits feuilletonnants, ses archétypes, ses rebondissements, son art du suspense domestique. Mais au lieu d’en reproduire la mécanique consolatrice, il la renverse. Le film adopte une logique de feuilleton (multiplication des pistes, personnages secondaires marquants, circulation d’histoires parallèles, coups de théâtre), tout en refusant les boucles rassurantes de la résolution. Là où la telenovela tend à fermer les énigmes et à distribuer clairement les rôles, L’Agent secret entretient l’opacité, préfère les zones grises, laisse le sens se dérober et transforme le plaisir du récit en expérience critique. C’est un feuilleton sans confort ; une dramaturgie populaire retournée par une conscience politique et une exigence formelle. D’où cette impression d’un film à la fois généreux et intranquille ent tant qu’il donne beaucoup, mais ne “donne” jamais tout, et ce qui a été donné se volatilise dans une mystérieuse énigme qu’est la réalité climatique par temps de régime dictatorial.

C’est à partir de cette base — thriller, fresque, feuilleton renversé, mémoire politique — que L’Agent secret déploie une poétique du temps et de la perception qui le rapproche d’une tradition narrative profondément latino-américaine, celle du BOUM, et plus précisément de son rapport singulier au réel, au politique et au merveilleux.

Dans L’Agent secret, Kleber Mendonça Filho ne se contente pas de raconter une histoire située dans le Brésil de 1977 ; il organise une expérience de temps, une traversée mentale et sensorielle où passé, présent, mémoire et fiction s’imbriquent selon une logique stratifiée. Cette manière d’articuler le récit — par couches successives, par retours, par fausses pistes — rapproche le film de la remarquable tradition narrative latino-américaine, celle du BOUM, et plus précisément de son rapport singulier au réel, au politique et au merveilleux.

Le film L’Agent secret avance comme un puzzle volontairement opaque, dont les pièces ne s’assemblent pas selon une chronologie linéaire mais selon un principe de révélation progressive. Chaque séquence semble ajouter une strate plutôt que résoudre une énigme ; un souvenir affleure, une rumeur circule, une image du passé se superpose au présent sans jamais l’éclairer totalement. Cette écriture en feuillets s’inscrit dans la veine du BOUM où la vérité n’est jamais donnée comme un point d’arrivée mais comme un champ de forces, un espace instable que le lecteur — ou ici le spectateur — doit apprendre à habiter.

Chez Mendonça Filho, cette stratification du temps n’est pas un artifice formel, elle correspond à une expérience historique spécifique, celle d’un pays marqué par la dictature, où le passé n’est jamais clos, où les silences, les disparitions et les mensonges continuent de hanter le présent. Le temps devient alors un matériau poreux, contaminé, dans lequel les personnages avancent à tâtons, exactement comme dans certains récits de Cortázar ou de Fuentes, où le présent se découvre peu à peu traversé par des couches enfouies.

Recife, filmée comme une ville-carnaval, joue un rôle central dans cette poétique. Le carnaval n’est pas seulement un décor festif, il devient un principe narratif. Dans cet espace de masques, de déguisements et de renversements, les identités sont instables, les récits prolifèrent, la vérité circule sous forme de rumeurs et de légendes. Le réel n’est jamais univoque, il est toujours déjà doublé, travesti, raconté.

L’Agent secret opère comme un contre-pied au réalisme social mythologique d’Orfeu da Conceição, pièce de théâtre culte qui sera adaptée au cinéma en 1959, peu avant la dictature des militaires, par Michel Camus sous le titre de Orpheu Negro et connaître un succès mondial. Le carnaval, la ville comme scène totale, le même mélange du populaire et du poétique — mais là où Vinícius de Moraes verticalise le réel par le mythe et confie à la musique un pouvoir cosmique, Mendonça Filho horizontalise le merveilleux en faisant naître des strates d’une mémoire urbaine sous dictature, de la rumeur, des images, des masques et des corps exposés. Le BOUM n’y apparaît pas comme enchantement, mais comme superposition ; une manière de faire vaciller, par couches successives, la frontière entre document, fable et histoire.

C’est précisément dans ce contexte que surgissent des éléments dits “surréels” — faits divers grotesques, corps morcelés, jambe poilue dont un fatum moqueur s’empare — qui ne rompent pas le réalisme mais en révèlent les croyances souterraines. Comme dans le réalisme magique du BOUM, le merveilleux n’est pas une échappée hors du monde, il est produit par le monde lui-même, par sa violence, ses peurs, ses récits collectifs. Le film montre comment une société fabrique ses mythes pour dire, de manière détournée, ce qui ne peut être formulé frontalement.

Dans ce cadre s’inscrit le recours à la cinéphilie. Les films projetés, cités ou évoqués — Marcel Camus, Hitchcock, Spielberg, Donner, de Broca — ne sont pas de simples clins d’œil. Ils participent activement à la construction du réel. Les personnages perçoivent leur monde à travers ces images, ces genres, ces récits déjà-là. Une jambe retrouvée dans un requin, un enfant menacé, un espion grotesque ou héroïque – autant de motifs cinématographiques qui viennent reconfigurer l’expérience quotidienne.

Là où le BOUM intégrait mythes, croyances populaires et oralité dans le tissu du réel, L’Agent secret intègre les images de cinéma comme une couche supplémentaire de perception. Le monde n’est plus seulement traversé par des légendes ancestrales, mais par des films, des bandes-annonces, des genres — et cette surimpression constante fait vaciller la frontière entre document, mémoire et fable.

L’Agent secret approche ainsi le BOUM par une poétique de la stratification : un récit-puzzle, une ville-carnaval, une dictature conçue comme un climat plutôt que comme un simple contexte, et des irruptions “surréelles” qui n’introduisent pas l’irréel mais exposent les croyances, les rumeurs et les mythologies d’une époque. Le film ne cherche pas à expliquer, il invite à se perdre, à accepter l’opacité, à circuler entre les couches du temps.

C’est dans cette circulation – qui est le véritable agent secret du film, – que naît l’émotion politique. Non pas dans un discours frontal, mais dans cette sensation persistante d’un réel instable, hanté, où les images — qu’elles soient cinématographiques, mythiques ou mémorielles — deviennent des outils de survie, de résistance et de transmission. À l’image des grandes œuvres du BOUM, L’Agent secret ne raconte pas seulement une histoire, il propose une manière d’habiter le monde, dans ses strates, ses fantômes et ses récits entremêlés.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.