Alec Soth est né en 1969 à Minneapolis. Il est l’un des grands photographes américains de sa génération, membre de l’agence Magnum depuis 2008. Avec l’exposition “Gathered Leaves” aux Champs Libres, le festival Glaz vous invite à une traversée de cette œuvre américaine jusqu’au 8 mars 2026.
Alec Soth s’est imposé par une manière singulière d’allier rigueur documentaire et douceur poétique dans de vastes séries consacrées au territoire américain, à ses marges, à ses routes secondaires, à ses chambres anonymes et à ses personnages en suspens. Avec littlebrownmushroom, son surnom sur Instagram, se dessine déjà un programme, celui d’un regard qui se penche sur les choses modestes, les petits champignons bruns à hauteur de l’humus parcellaire du réel, plutôt que sur les grands monuments de l’iconographie officielle. Son œuvre s’inscrit ainsi dans ce que l’on pourrait appeler une Americana intime, autrement dit une façon de revisiter les grands motifs de l’Amérique profonde en les rapportant à hauteur d’homme, de chambre, de regard, de nature.

Alec Soth photographie les espaces naturels et les petites villes comme un Américain du Midwest attaché à son pays réel, celui des routes secondaires, des motels fatigués et des arrière-cours. Chez lui, tout respire le pays profond : les pick-up, les caravanes, les drapeaux un peu défraîchis, les rivières brunâtres, les petites églises de campagne, les parcs nationaux traversés au pas lent du road trip. Il y a là une véritable folk visuelle, une ballade guitare-voix sur l’Amérique ordinaire, avec ses freaks doux, ses couples un peu perdus, ses chambres banales où passe pourtant quelque chose d’immense. Une folk vague-à-l’âme posée sur l’envers du décor country où la mélancolie de Johnny Cash côtoie la joie modeste des fêtes locales avec l’authenticité kitsch et le sourire fatigué des motels roses et des piscines turquoise.

Ce qui rend cette émotion particulière, c’est le type de nostalgie qu’il met en jeu. On pourrait appeler cela une nostalgie de ce qui est ; une manière de ressentir le présent comme déjà en voie de disparition, de regarder les choses et les êtres non parce qu’ils appartiennent à un âge d’or révolu, mais parce qu’ils vibrent encore, pour peu de temps, dans une lumière incertaine.

Alec Soth ne pleure pas tant un monde disparu qu’il ne documente ce qui est dans sa fragilité présente. Ses images semblent dire “regarde, c’est là, maintenant, et cela suffirait presque”. Il y a chez lui la conscience d’une puissance des possibles jugulée – les routes qui auraient pu mener ailleurs, les chemins de traverse qui ne mènent pas vraiment quelque part, les vies qui auraient pu déjà encore bifurquer… Ces possibles ne débouchent sur aucun grand destin spectaculaire. Ils flottent, n’aboutissent pas vraiment, et c’est précisément ce flottement qui raconte quelque chose de l’expérience contemporaine de la vie, de la nature et des autres ; ni tragédie, ni euphorie, mais une zone intermédiaire où l’émotion affleure sans se résoudre.

Cette manière de faire, Alec Soth la décline en grands cycles photographiques – Sleeping by the Mississippi (2004), autour de ce fleuve considéré comme la “troisième côte” américaine ; Niagara (2006), plongée dans les motels, les mariages, les promesses et les ruines sentimentales autour des chutes ; Songbook (2012–2014), chronique en noir et blanc d’une Amérique du quotidien entre fêtes de comté, salles des fêtes, solitudes et éclats de joie ; A Pound of Pictures (2022), méditation plus réflexive sur le geste même de photographier, construite comme un road trip mental, une errance dans l’iconographie et la mémoire.

Ce qui frappe, quand on est face à ces images, c’est la façon dont Alec Soth “documente” en excès. Il ne se contente pas de montrer un lieu ou une personne, il en dégage une sorte de halo mental. Chaque portrait, chaque intérieur, chaque paysage semble dire quelque chose de plus que lui-même – l’état d’un pays, la solitude d’une génération, les rêveries d’un couple, la fatigue d’une communauté. Alec Soth arrête des moments, mais ce qu’il donne à voir, c’est un climat, une atmosphère, presque une psychologie du territoire américain.

Une folk visuelle pour notre temps
Sous le surnom modeste littlebrownmushroom, Alec Soth s’inscrit dans une tradition américaine qui va de Walker Evans à Robert Frank, Stephen Shore ou Joel Sternfeld, mais il y ajoute quelque chose de son époque qui est l’acceptation de la fragmentation, la conscience que l’image ne sauve rien, qu’elle ne fait que suspendre un instant la dérive du monde.

Ses séries sont comme des chansons longues. On les parcourt comme on écoute un album de Johnny Cash (Alec Soth a photographié la maison où l’exceptionnel chanteur, acteur et guitariste habitait enfant) ou une ballade country un peu bancale, en laissant monter la nostalgie, l’humour discret, la beauté entêtante de ce qui d’ordinaire passe inaperçu. C’est sans doute pour cela que ses photographies nous restent, car elles font entendre, sous le documentaire, une voix intérieure – une folk visuelle vague-à-l’âme, jouée à basse intensité, mais qui s’imprime durablement.

L’exposition “Gathered Leaves”
Aux Champs Libres de Rennes, la remarquable exposition Gathered Leaves est présentée en partenariat avec Magnum Photos dans le cadre du Glaz Festival – Rencontres internationales de la photographie. Elle se déroule du 4 novembre 2025 au 8 mars 2026 dans la salle Anita Conti. Le titre Gathered Leaves renvoie à la fois aux feuilles de papier assemblées que sont les livres et à un vers de Walt Whitman évoquant la diversité d’une nation en tension. L’exposition réunit les séries qui ont propulsé Alec Soth sur le devant de la scène mondiale :
- Sleeping by the Mississippi (2004)
- Niagara (2006)
- Broken Manual (2010)
- Songbook (2014)
- A Pound of Pictures (2022)


Réunies, ces séries composent une sorte de symphonie documentaire. Des rives du Mississippi aux motels de Niagara, des ermites cachés dans les forêts aux couples perdus dans des chambres en transit, c’est toujours la même Amérique qui affleure, celle des marges, des routes secondaires, des existences bifurquées qui ne font pas la une mais que la photographie, soudain, saisit dans leur élan cru.

À l’heure où les fractures américaines – sociales, raciales, politiques – occupent le devant de l’actualité, Gathered Leaves propose un autre type de récit. Ni reportage militant, ni imagerie de carte postale, mais un road trip contemplatif, profondément humaniste, qui ne dévoile pas simplement l’envers du rêve américain – formule trop usée – mais les marges et routes secondaires du grand projet américain de “nouvelle terre promise”. On y entre comme dans un carnet de notes visuel à travers des feuilles rassemblées, des pages de roman-photo que le spectateur est invité à tourner lentement, en laissant, lui aussi, les images s’ouvrir en vastes espaces indomptés. Non parce qu’ils seraient sauvages à conquérir, mais parce qu’au fond, il n’y a rien à dompter, seulement quelque chose à éprouver.

Broken Manual ou disparaître dans l’immensité
Avec Broken Manual, Alec Soth s’enfonce plus loin encore dans les marges, il piste les chemins des hommes qui ont décidé de disparaître. Pendant plusieurs années, il a sillonné les États-Unis – notamment les Appalaches et des zones reculées – à la recherche de ceux qui ont choisi de se retirer “hors-cadre” – survivalistes, ermites, fugitifs, illuminés mystiques ou marginaux plus sombres.

Broken Manual ressemble moins à un reportage classique sur la vie “off the grid” qu’à un manuel souterrain pour disparaître, un guide ambigu co-signé avec son alter ego fictif “Lester B. Morrison”, qui mêle photographies, fragments de textes, notes quasi-instructionnelles. C’est un livre hanté par le désir d’évasion autant que par la peur de la contamination du monde moderne, une cartographie des pulsions de retrait qui travaillent l’Amérique contemporaine. Une quinzaine de photos de Broken Manual sont présentées aux Champs Libres.

Une des images emblématiques de cette série montre un homme nu, debout dans un bassin peu profond, le corps bronzé en haut, resté blanc en bas, comme s’il vivait torse nu en permanence. La scène, bordée de plantes et de rochers, évoque d’abord une sorte de jardin d’Éden rustique, un paradis bricolé au fond des bois. Puis le regard tombe sur un détail décisif : une croix gammée tatouée sur son bras. Le jardin d’Éden se renverse aussitôt en anti-Éden et révèle ce que Alec Soth traque précisément dans son projet d’écriture visuelle Broken Manual : la coexistence, dans ces retraites extrêmes, d’aspirations mystiques, de fantasmes de pureté, de paranoïa, de radicalité politique, parfois criminelle.

Alec Soth ne moralise pas, ne surligne rien, il laisse le spectateur seul avec cette tension. D’un côté, le désir très humain de s’arracher au bruit du monde, de vivre en marge ; de l’autre, la possibilité que cette marge devienne le terreau d’idéologies violentes. Plutôt que juger, Broken Manual réenacte un vieux geste américain : s’enfoncer dans la nature pour se fabriquer un commencement. L’Amérique y renouvelle, à sa manière, sa promesse de “nouveau monde” – non en offrant une seconde chance, mais en ouvrant à certains hommes la possibilité de s’absenter, de fuir le jeu collectif. Dans ces retraites, ils embrassent l’illusion d’un début du monde où l’immensité sauvage les protège des démons du dehors, et peut-être aussi, intérieurs. Les images d’Alec Soth rendent ce point de bascule qui signe son regard : le moment où le refuge apparaît tout autant abri, prison que mirage.

Exposition de photographie de Alec Sorth. Jusqu’au 8 mars 2026, aux Champs libres, cours des Alliés, à Rennes. Horaires : du mardi au vendredi de 10h à 19h, Samedi et dimanche de 14h à 19h. Fermé le lundi et jours fériés. Tarif : gratuit.
