Alfred Dreyfus promu au grade de général : réparation symbolique ou réécriture de l’histoire ?

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alfred dreyfus general
Alfred Dreyfus dessiné en général

Le 1er juin 2025, la République française a procédé à un geste à la fois solennel et chargé d’ambiguïtés : la promotion posthume d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade. Cent vingt ans après sa réhabilitation, l’officier injustement condamné pour trahison devient ainsi officiellement l’un des grands serviteurs de l’armée française. Une décision apparemment limpide, presque attendue. Et pourtant, derrière l’évidence symbolique, se joue un exercice bien plus délicat : la mise en récit officielle du passé, dans un contexte où la mémoire devient l’un des grands terrains de bataille politique et identitaire de la France contemporaine. Pourquoi cette décision aujourd’hui ? Que signifie cette élévation militaire tardive pour l’histoire française et pour la mémoire républicaine ? Car derrière l’évidence symbolique de cette réparation, se joue un acte éminemment politique : celui de la sélection de notre mémoire collective et des figures jugées aujourd’hui compatibles avec les valeurs dominantes.

L’élévation au grade de général est l’écho d’un long travail mémoriel amorcé dès les années 1950 par Pierre Vidal-Naquet, poursuivi par Jean-Denis Bredin et tant d’autres. L’affaire Dreyfus demeure un miroir tendu à chaque génération française sur le danger des passions collectives, de la raison d’État et des exclusions identitaires. Elle reste, selon l’expression célèbre, l’affaire qui n’en finit pas.

Capitaine d’artillerie, polytechnicien brillant, Alfred Dreyfus fut arrêté en 1894, accusé à tort de trahison au profit de l’Allemagne. Sa condamnation — sur la base de faux montés par des officiers antisémites — déclencha une crise majeure de la IIIe République. L’affaire Dreyfus fractura la société française en deux camps irréconciliables : d’un côté, les nationalistes, antisémites et conservateurs ; de l’autre, les dreyfusards, partisans de la vérité judiciaire et des principes républicains. Réhabilité en 1906 après douze ans de calvaire judiciaire et d’exil, Dreyfus fut réintégré dans l’armée avec le grade de commandant (major), puis promu lieutenant-colonel en 1918. Mais il ne dépassa jamais ce rang avant sa mort en 1935. Sa carrière, bien que sauvée, resta durablement marquée par l’injustice subie.

Pourquoi le grade de général aujourd’hui ?

La promotion de Dreyfus au rang de général de brigade procède avant tout d’un geste de reconnaissance mémorielle. En 2025, elle s’inscrit dans une dynamique plus large de réévaluation des figures injustement traitées par l’histoire officielle et des défaillances institutionnelles du passé. L’Élysée, dans son communiqué, a évoqué « un hommage à la fidélité d’Alfred Dreyfus à la République et à l’armée, malgré l’opprobre et la persécution ». Derrière cette formule, on peut lire une tentative de solder une dette morale. L’institution militaire française, qui fut complice des mensonges et de l’infamie et aura laissé longtemps le cas Dreyfus à la sphère civile, entend aujourd’hui refermer la blessure en intégrant Dreyfus pleinement au panthéon des grands serviteurs de l’armée.

Au-delà du symbole, ce geste n’est pas dénué d’arrière-pensées contemporaines. Il intervient dans un contexte où les questions de mémoire, de réconciliation et de laïcité sont redevenues centrales dans le débat public français. Le président de la République y voit un moyen de rappeler l’attachement de la France aux principes universalistes dans une période marquée par les crispations identitaires, la montée des extrêmes, les tensions communautaires et la nouvelle crise Palestine-Israël-Gaza. Certains y voient également une manière d’envoyer un message au sein même des forces armées. Depuis quelques années, des courants identitaires et souverainistes se renforcent dans certaines franges de l’institution militaire. Le fort regrettable désaccord entre Emmanuel Macron et le chef d’état-major Pierre de Villiers, très apprécié par les corps d’armée, n’y est sous doute pas étranger.

Il faut le dire : Dreyfus est promu aujourd’hui parce qu’il est devenu consensuel. Son nom est devenu celui d’un “juste”, d’un martyr universel, à la différence d’autres figures plus ambivalentes ou encore contestées. La République sait utiliser les morts qui ne divisent plus.

Réparer l’histoire ou la réécrire ?

La promotion de Dreyfus interroge enfin la manière dont la République française traite aujourd’hui son passé. La réparation symbolique est indéniable. Mais l’attribution posthume d’un grade supérieur soulève aussi des questions éthiques et historiques. Sur le plan militaire, rien ne permet d’affirmer que Dreyfus aurait effectivement été promu général dans le cours normal de sa carrière, même sans l’Affaire. L’armée de la IIIe République était extrêmement hiérarchique, et les promotions dépendaient d’un ensemble complexe de facteurs. Sur le plan mémoriel, certains historiens s’interrogent sur la pertinence d’intervenir rétroactivement dans les carrières et les vies des disparus, au risque de projeter des valeurs et des attentes contemporaines sur des trajectoires individuelles du passé. Sur le plan politique, cette décision participe d’un mouvement plus large de « réparations mémorielles » qui parcourt de nombreuses démocraties occidentales au XXIe siècle. On songe aux excuses aux anciens combattants coloniaux, aux restitutions d’œuvres d’art spoliées ou aux débats sur les figures controversées du patrimoine public.

Pour autant, cet acte soulève une question vertigineuse : pourquoi Dreyfus plutôt que tant d’autres ?

L’histoire militaire française, comme toute histoire nationale, est peuplée de milliers de destins brisés par l’injustice administrative, le racisme, les rivalités internes ou les épurations politiques. Des officiers limogés après 1940, des résistants non reconnus après 1945, des soldats coloniaux oubliés, des victimes des purges de la IVe République, des intellectuels broyés sous Vichy ou sous l’Empire. A fortiori, dès lors qu’on étend le raisonnement, doit-on admettre au titre d’académicien, à titre posthume et réparateur, des grands noms de la littéraire française ? Le poète et député Aimé Césaire cocherait alors toutes les cases.

La République ne peut tout réparer. Elle choisit. Et ces choix répondent toujours aux intérêts du moment. Ils ne sont pas seulement des gestes de justice mémorielle, mais des décisions politiques contemporaines, qui sélectionnent les figures aptes à porter les valeurs réaffirmées du présent. La promotion de Dreyfus relève de ce que les philosophes appellent une réparation symbolique imparfaite : on honore une figure précisément parce que son cas est aujourd’hui admissible dans le roman national modernisé. Paul Ricœur avait parfaitement décrit ce mécanisme : « La mémoire juste n’est jamais exhaustive ; elle est sélective par nature, et c’est dans ce choix que réside à la fois sa force politique et sa limite éthique. »

Au-delà du grand récit républicain, reste l’homme. Alfred Dreyfus n’a jamais recherché la gloire. Sa dignité, sa résilience et son attachement inébranlable aux principes de justice et de vérité restent aujourd’hui sa véritable grandeur. La République honore désormais cette fidélité par ce geste militaire tardif. Elle inscrit cet acte dans une dynamique de récit politique contemporain : un récit universaliste, antifanatique, fidèle à l’État de droit ; mais aussi, dans sa part d’ombre, un récit qui choisit ses figures en fonction de l’utilité mémorielle du moment. Dreyfus, qui passa sa vie à fuir les honneurs pour simplement retrouver son droit, devient malgré lui une pièce nouvelle dans cette grande fresque fluctuante qu’est la mémoire d’État. L’histoire ne réhabilite jamais ses morts, seulement ceux qui parlent encore au présent. Et peut-être est-ce là le tragique ultime de l’Affaire.

Bibliographie

Quelques références pour approfondir :

  • Bredin, J.-D. (1994). L’Affaire. Fayard.
  • Vidal-Naquet, P. (1998). Les Juifs, la mémoire et le présent. La Découverte.
  • Winock, M. (1997). Édouard Drumont et Cie, antisémitisme et fascisme en France. Seuil.
  • Taguieff, P.-A. (1997). La force du préjugé : essai sur le racisme et ses doubles. La Découverte.
Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.