Un amour hors du temps : Carmen Yáñez ou la mémoire nue de l’exil amoureux

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Carmen Yanez Sepulveda

Par-delà le veuvage, l’exil et la clandestinité, une femme-poète ravive le feu sacré de l’amour et de la littérature. Un amour hors du temps n’est pas une autobiographie linéaire, ni même un simple récit d’amour ou de deuil. C’est un acte poétique de reconquête : reconquête de la voix après le silence, du souvenir après l’absence, et peut-être, en dernière instance, du temps lui-même, ce “hors du temps” qui donne son titre à l’ouvrage.

Une biographie amoureuse entrelaçant deux tragédies : politique et intime

Carmen Yáñez, figure méconnue du lectorat francophone, est bien plus qu’un nom accolé à celui de Luis Sepúlveda. C’est une poétesse de combat, une survivante. En retraçant leur double histoire – d’amour et de séparation, de jeunesse et de renaissance –, elle écrit contre l’effacement. Son récit prend naissance dans le tumulte des années 1970 chiliennes : la ferveur politique du jeune couple s’y mêle aux lectures fondatrices, aux nuits peuplées de Neruda et de Marx, puis à l’effondrement brutal sous la dictature de Pinochet.

Arrêtée, emprisonnée, torturée, Carmen disparaît un temps du monde de Luis. L’exil devient leur condition commune, mais séparée : deux lignes de fuite divergentes, en Europe, au Nicaragua, dans les Andes ou à Gijón. Leurs retrouvailles, à la quarantaine bien sonnée, n’ont rien de romanesque. Elles sont plutôt de l’ordre du miracle humain – ou de cette “justesse” mystérieuse qui unit parfois les êtres au-delà du temps biologique, des blessures et de la mémoire fracturée.

Écrire depuis l’absence : une archéologie du lien

Carmen Yáñez n’écrit pas pour embellir, mais pour ne pas trahir. Dès les premières pages, son style se distingue par une économie poignante. Tout excès est banni. La narration est discontinue, fragmentaire, à l’image des souvenirs qu’elle exhume : phrases brèves, paragraphes aérés, parfois aphoristiques. Ce choix n’est pas un tic d’auteur : il épouse la forme même de l’expérience traumatique et amoureuse. Comment raconter une vie interrompue à plusieurs reprises ? Comment dire l’amour quand l’autre n’est plus là pour répondre ?

Ce livre n’est pas un tombeau littéraire – il est un dialogue posthume, un ex-voto fragile adressé à celui qui fut mari, camarade, ami, père de leurs enfants, double poétique. Luis Sepúlveda n’est jamais idéalisé. Il est décrit avec son humour, sa colère, ses absences, sa générosité. L’humanité remplace l’hommage. C’est précisément ce qui rend sa figure bouleversante.

L’amour comme résistance politique

Il faut souligner l’intelligence éthique de ce récit : Un amour hors du temps ne se contente pas d’un lyrisme conjugal. Il inscrit le couple dans une géographie politique et littéraire mouvante. À travers Luis, c’est aussi tout un pan de la gauche sud-américaine que l’on voit défiler : l’Unité populaire, le sandinisme, les réseaux d’exilés chiliens en Europe. Mais ces faits ne sont jamais racontés comme des “faits” : ils se glissent dans des souvenirs de lectures, de conversations, d’un plat de poissons préparé à Santiago ou d’un poème récité en cachette.

L’amour devient ici forme de résistance. Dans une société militarisée, où les corps sont traqués et les voix censurées, maintenir un lien affectif, entretenir une correspondance interrompue, retrouver un regard d’autrefois — c’est un acte de subversion. À rebours des logiques de la violence, Carmen Yáñez fait œuvre de pacification intime.

de la survivance à la transmission : un testament poétique

Mais Un amour hors du temps n’est pas uniquement écrit pour se souvenir. Il est écrit pour transmettre. Aux lecteurs, à leurs enfants, aux amours à venir. Yáñez, dans les dernières pages, évoque la mort de Luis emporté par la Covid-19, non sans douleur, mais avec une sorte d’éblouissement lucide. La mort n’efface rien. Elle “transfigure”. L’ultime séparation devient, paradoxalement, l’ultime union. Il ne reste plus qu’à parler, à écrire, pour que l’autre vive encore dans les phrases.

Ce livre s’inscrit ainsi dans la grande lignée des récits du veuvage amoureux – ceux de Roland Barthes, Joan Didion, Simone de Beauvoir ou Joyce Carol Oates. Mais avec une singularité propre : il est traversé par la langue poétique, la mémoire sud-américaine, le souffle de l’histoire violente. La beauté du texte est indissociable de sa gravité.

Un amour hors du temps est un petit livre par le format, mais immense par ce qu’il porte. C’est une œuvre de suture, où l’écriture tente de combler le trou laissé par l’histoire et la perte. Carmen Yáñez y incarne une rare alliance : la tendresse sans naïveté, la fidélité sans aveuglement, la poésie sans emphase.

  • Titre : Un amour hors du temps. Ma vie avec Luis Sepúlveda
  • Autrice : Carmen Yáñez
  • Éditeur : Métailié
  • Traducteur : Albert Bensoussan
  • Parution : 24 mars 2023
  • Genre : récit mémoriel, autobiographie littéraire
  • Pages : 176
  • Prix : 18 €
  • ISBN : 979-1022612924