« L ‘Anarchie, plus Trois. » Entretien avec Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, auteurs de L’anarchisme chrétien. 4e partie.
Votre étude vous a-t-elle conduit à formuler des pistes inédites d’explications sur des tentatives anarcho-socialo-chrétiennes originales. Je pense notamment à James Warren Jones dit Jim Jones qui fonda un groupe religieux d’inspiration protestante : le Temple du Peuple. Il en a fait le siège d’une lutte pour l’égalité raciale et la justice sociale qu’il appela « socialisme apostolique ». Sa communauté fut le lieu d’un massacre endogène terrible…
— Plutôt que de les balayer de revers de la main comme des échecs, il faut relire chacune de ses histoires d’essais utopiques dans leur contexte et leur chronologie, comme l’ont fait Jean-Christian Petitfils pour le XIXe siècle ou Norman Cohn pour le Moyen-Âge. Souvent issues de sectes hérétiques médiévales puis protestantes radicales, comme les anabaptistes de Thomas Münzer dès le XVIe siècle, souvent coupées de l’Eglise et du monde, violentes et tyranniques, ces éruptions de millénarisme ont la plupart du temps mal fini, au pire par des massacres terribles, au mieux par une dissolution. Plutôt que de nous attarder sur les échecs de ces millénarismes et utopismes, bien étudiés par d’autres auteurs, nous avons voulu nous attarder sur des courants plus féconds.
Car il faut aussi voir les nombreuses réussites sociales du christianisme à travers les âges, et dès avant le XIXe siècle et l’apparition du christianisme social en tant que tel, comme les communautés monastiques, le tiers-ordre franciscain, les réductions guaranis…, mais aussi toutes les œuvres innombrables en faveur des pauvres, constitutives même des chrétientés.
L’anarchisme chrétien est justement le lieu et le moment d’une critique radicale du pouvoir et de ses dérives, politiques, sociales, mais aussi religieuses ou utopiques, c’est un anarchisme de la transcendance qui relativise toutes les réalisations humaines : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Cette phrase du premier pape, saint Pierre, rappelle le véritable fondement et la limite de toute autorité ici-bas.
Il n’y a pas de « socialisme apostolique » sans communion avec les apôtres et leurs successeurs, sans ancrage dans l’Eglise qui est le Corps du Christ. Il n’y a pas de christianisme sans Christ donc sans son Corps qui est rassemblement, convocation, ekklesia, Eglise. Mais il ne doit pas y avoir non plus mépris des communautés séparées, surtout lorsque celles-ci donnent des exemples intéressants d’applications de l’Evangile oubliées ou peu développées dans nos Eglises.
Ce n’est pas dans la tyrannie de l’utopie que se réalisera la fécondité également politique et sociale de l’Evangile, mais dans la primauté du spirituel, dans le radicalisme merveilleux d’un saint François d’Assise dont Chateaubriand disait : « Mon patron fit faire un pas considérable à l’Evangile qu’on n’a pas assez remarqué : il acheva d’introduire le peuple dans la religion. En revêtant le pauvre d’une robe de moine, il força le monde à la charité. Il révéla le mendiant aux yeux du riche, et dans une milice prolétarienne, il établit le modèle de cette fraternité des hommes que Jésus avait prêchée, fraternité qui sera l’accomplissement de cette part politique du christianisme non encore développée et sans laquelle il n’y aura jamais de liberté et de justice sur la terre. » A cet égard, le christianisme ne fait que commencer, et les gigantesques convulsions sociopolitiques des derniers siècles – la modernité – n’en sont que les premières contractions.
Propos recueillis par Nicolas Roberti