L’Appel des campagnes de Maxime Jolivel, De la forêt boréale au bocage breton, marcher pour réapprendre à voir

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L’Appel des campagnes s’ouvre sur une scène intime, presque minimaliste. Dans un salon québécois, un bar nord-côtier cuit lentement dans son manteau de sel, tandis que deux cartes se font face sur le mur : une grande carte glaciaire du Québec, toute en roches, lacs, moraines et lignes d’écoulement héritées du dernier Inlandsis ; et, à côté, une carte IGN de Bretagne, saturée de routes, de traces humaines, de limites administratives serrées comme un filet. Entre ces deux rectangles de papier se tient la vie de Maxime Jolivel, géographe installé depuis des années au Canada, partagé entre la lenteur boréale et le bocage d’enfance.

“Québec, février 2024.

Les deux bougies posées sur la petite table en pin du salon dessinent des êtres ruisselants. J’erre dans l’appartement, cherchant la poésie là où il n’y en a jamais eu.

Il fait chaud. Je me sens bien. Un fumet poivré s’échappe du four, où mijote un bar nord-côtier prisonnier de sa croute de sel, souvenir d’une pêche fastueuse de la saison chaude. J’entre dans la pièce qui fait face à la cuisine, comme pour y chercher un quelconque objet de souvenir, un canaliseur de pensée. C’est une soirée pour cela.

Sur le mur de droite trône la carte glaciaire du Québec au 1/2 000 000ème. Y sont représentées toutes les traces laissées par le dernier des géants, l’Inlandsis laurentidien. Avant lui, le minéral et rien d’autre. Après, la vie. Le recommencement. C’était il y a 10 000 ans à peine. Une fraction de seconde sur l’échelle de l’évolution. Esker, moraine, cannelure, delta perché… Autant de formes de paysages qui racontent l’histoire poétique qu’entretient le Québec avec sa chape d’éphémérité. Pour avoir survolé le territoire un certain nombre de fois, physiquement et par l’étude d’images satellitaires, je peux affirmer que rien n’a changé. Ou si peu. Enlevez la forêt. Soulevez les villes. Gommez les routes. Rebouchez les carrières. Ôtez tous les artifices de vie pour ne conserver que le minéral et vous constaterez comme moi que les paysages ont préservé la pellicule du film de leur formation, image par image.

Après tout, l’agriculture n’est pratiquée que dans l’extrême sud du Québec et elle est si récente qu’elle n’est même pas parvenue à effacer les traces des mers qui inondaient jadis les basses terres laurentiennes. Elle s’en est même nourrie, comme ces sols rendus fertiles par les sédiments marins. Les tracés des routes semblent si insignifiants qu’ils se confondent avec les courbes de niveau des cartes topographiques. La foresterie quant à elle, si elle rase de vastes surfaces et quadrille le territoire de chemins de terre, ne peut défaire les microreliefs d’héritage glaciaire qui rident désormais subtilement l’épiderme du Bouclier canadien.

Non, malgré les efforts constants des hommes pour les asservir, les paysages sont les mêmes qu’il y a 10 000 ans quand les forêts, dans leur marche millénaire vers le Nord, répandaient leur verdure sur un Québec enfin libéré. Ils sont comme le bar dans sa croute de sel : ils mijotent. Reste à savoir à quelle sauce ils seront finalement dégustés.“

Le livre naît de cette tension : au printemps 2023, il répond à ce qu’il nomme, sobrement, un « appel » venu des campagnes bretonnes. Il quitte le Québec pour revenir marcher le long de la Vilaine puis du Semnon, de l’estuaire vaseux d’Arzal jusqu’à la région des sources, là où la rivière n’est encore qu’un mince fil d’eau dans un pays de champs, de haies et de talus. Ce n’est pas un retour triomphant, mais une manière très simple de remettre ses pas dans le paysage qui l’a formé.

Marcher, oui, mais sans héroïsme : l’errance plutôt que la randonnée

D’emblée, Jolivel se méfie des mots qui enferment. Il n’écrit ni un guide, ni une épopée de marcheur d’élite. Le terme même de « randonnée » l’encombre : il y entend la performance, le parcours balisé, le temps à tenir, l’exploit à documenter. Il lui préfère une autre posture, plus basse, plus disponible : l’errance.

Cette errance est une manière de se laisser traverser par le paysage plutôt que de le conquérir. Il marche léger, loin des logiques de défi et des récits à hashtags et altimètres, sans chercher à « faire » tant de kilomètres par jour. Il avance comme on remonte un souvenir, en suivant la rivière et ses changements de peau : larges méandres limoneux, zones de marinas hérissées de mâts, plaine alluviale, puis bocage plus intime, plus fermé, où les chemins se font plus étroits, plus secrets.

Entre la forêt boréale et les campagnes bretonnes, entre les grands réservoirs du Nord canadien et le barrage d’Arzal, il ne cesse de jouer sur les échelles : du continent à la parcelle, de la carte murale au fossé rempli d’eau, des lacunes glaciaires aux petites cuvettes d’orage bretonnes.

“Comme un écho aux aventures de Kim Pasche, le lendemain de mon arrivée en France, j’avais appris qu’un loup avait été aperçu dans le secteur de Goven6 en novembre de l’année précédente, soit six mois à peine avant ma marche. Une première en Bretagne depuis un siècle, se vantait-on dans les médias locaux.

Au Québec, outre de nombreuses empreintes vues du- rant mes pérégrinations nordiques, j’avais eu la chance d’apercevoir quelques loups. Au Nunavik, sur les rives du lac Tursujuq, j’avais assisté au banquet d’une meute dévo- rant une carcasse de caribou abandonnée par des chasseurs. Sur la route de la Baie James, dans la région du même nom, nous avions croisé par deux fois des loups. La seconde fois, un adulte et deux jeunes s’étaient montrés sur le bord de la route. Ma rencontre la plus forte ne fut cependant pas visuelle. Un soir, tandis que nous campions avec un ami sur les bords d’un lac à quelques encablures du cratère de Manicouagan, à plus de trois cents kilomètres du premier village, une meute de loups hurlant sous la lune avait fait vaciller la dernière flamme d’une soirée bien arrosée. Cette nuit-là, sentant les bêtes toutes proches, j’avais eu du mal à trouver le sommeil.

Un loup en Bretagne ? Vraiment ? C’était trop beau pour y croire. J’avais déjà imaginé ma rencontre avec cet autre exilé. Errant parmi les ronds-points, il était venu s’échouer au bout du monde. Il était probablement le seul représen- tant de son espèce à des centaines de kilomètres à la ronde. Et son destin était funeste. Sans aucun doute. Comment pourrait-il en être autrement dans des contrées si hostiles pour son espèce ? Malgré tout, se pourrait-il que je l’aper- çoive au détour d’un chemin ? Quelle meilleure métaphore cela aurait été de ma propre quête du sauvage ?

La souffleuse, ce monstre d’acier à tête de girafe avale la crête de neige pour la recracher instantanément et avec force dans le camion-benne qui la suit. Les vingt centi- mètres qui recouvraient la rue ne sont désormais plus qu’un souvenir et seul un voile immaculé drape le quartier, ren- voyant avec une sorte de bienveillance sa blancheur vers l’obscurité des astres.

J’ouvre le deuxième tiroir du bureau et en retire un car- net d’arpenteur à la couverture jaune et aux coins écornés. À l’intérieur, j’y ai consigné l’histoire de cette marche, les petits détails d’une balade bien loin des exploits alpestres, émaillés de dessins et de griffonnages, parfois d’une plume, d’une feuille ou d’une fleur séchée entre deux pages.

Dehors, les machines se sont tues. Les flocons ont cessé leur descente infernale. Tout est calme.

Le moment est idéal pour sortir marcher.

Le roman d’un paysage : la Bretagne par tous les sens

Ce qui frappe très vite, c’est l’intensité sensorielle du texte. Jolivel écrit en géographe, mais il sent en marcheur. Le livre est traversé par des odeurs, des textures, des bruits, des lumières précises.

On sent la chaleur de la cuisine québécoise où le poisson rôtit dans son sel, puis l’air plus lourd de Bretagne, celui des terres humides, des ajoncs, des fougères dégoulinantes après la pluie. On suit les jambes du narrateur griffées par les ronces à la sortie d’un chemin creux, les genoux mouillés par les herbes hautes, la présence obstinée des tiques et des insectes qui rappellent que le corps, lui aussi, est un morceau de paysage.

Les formes reviennent comme des motifs : la pinède perchée sur un cap de granit, les prairies inondables où la Vilaine s’étale, les champs de maïs géométriques, les haies rescapées qui dessinent encore des clos, les friches où la rouille, la mousse et les ronces travaillent plus sûrement que les pelleteuses. La Bretagne de Jolivel n’est ni carte postale ni décor : c’est une matière, une rumeur continue faite de cris d’oiseaux, de moteurs lointains, d’orages qui roulent sur la vallée comme des troupeaux.

Un géographe dans les chemins creux : dépouiller le paysage

L’une des grandes forces du livre est le regard de géographe qui le traverse. Jolivel ne se contente pas de décrire ce qu’il voit, il imagine aussi ce qui n’est plus visible. Face au Québec, immense mais finalement peu transformé par l’agriculture, il souligne la profondeur des formes héritées du glacier, ces reliefs et ces lignes de force que ni la foresterie ni les infrastructures n’ont véritablement effacés.

La Bretagne, à l’inverse, apparaît comme saturée de routes, de réseaux, de découpes : un pays dont les cartes, vues depuis le plafond, donnent presque le vertige tant les traits s’entrecroisent. L’Ille-et-Vilaine, sous sa plume, devient un département exemplaire de cette pression humaine : attractif, peu boisé, quadrillé.

Mais le géographe-arpenteur ne s’arrête pas à ce constat d’occupation. Il s’amuse à « dépouiller » mentalement le paysage : imaginer les routes gommées, les lotissements enlevés comme des pièces sur un plateau, les barrages effacés, les parcelles remises à nu. Ce jeu d’archéologie imaginaire lui permet de percevoir, derrière la couche contemporaine, un territoire plus ancien, plus rude, parfois encore perceptible dans un pli de vallon, un alignement d’arbres, une courbe de chemin.

Le livre devient alors, en filigrane, une réflexion sur ce qu’est un paysage : un compromis instable entre ce qui vient de très loin (glaciers, mers anciennes, reliefs élémentaires) et ce que les sociétés projettent, aménagent, quadrillent, réservent, grignotent.

Marcher comme geste discret de résistance

Au fil des kilomètres, la marche prend une dimension presque politique, mais sans slogans ni grandes proclamations. Refuser les grands axes, privilégier les halages, les sentes, les bords de champs, c’est accepter de perdre du temps — ou plutôt de le réapprendre.

Jolivel cherche les interstices : les rives où les nénuphars recolonisent un fossé de drainage, les fermes fatiguées où un chêne finit par fendre la toiture, les parcelles où les anciennes haies, même mutilées, laissent encore filtrer des continuités écologiques. La vieille voiture engloutie sous la mousse, le hangar rongé par les fougères, la bâche plastique devenue support à lichens ne sont pas des images pittoresques : ce sont des indicateurs de la manière dont le vivant digère peu à peu les formes humaines.

Là encore, l’auteur refuse toute naïveté : les campagnes bretonnes sont largement industrialisées, spécialisées, abîmées. Mais justement : marcher au ras du sol, loin des surplombs, permet de traquer les lieux où la pression se relâche, où quelque chose d’autre se trame. L’appel des campagnes, c’est aussi l’appel de ces refuges discrets, mal cartographiés, où une forme de sauvage persiste sous la chape de l’aménagement.

Retour au pays, mais surtout retour à soi

L’Appel des campagnes est un livre de paysages, mais c’est aussi un récit de déplacement intérieur. Installé au Québec depuis 2007, Jolivel a davantage arpenté les immensités nordiques que ses terres natales. Il revient en Bretagne avec le sentiment de n’avoir jamais vraiment exploré les campagnes qui l’ont vu grandir.

Le long de la Vilaine et de ses affluents, la marche devient une manière de réparer ce décalage. Il y a les parents qui le déposent au barrage, émus de le voir partir à pied dans cette campagne que leur génération a façonnée, les photographies familiales où sa présence manquait pendant des années, les retrouvailles avec des lieux qui ont changé sans lui.

Une figure animal traverse le livre d’un bout à l’autre : le loup. Animal des bivouacs nordiques autant que des fantasmes ruraux français, il agit comme une sorte de fil invisible entre continents. La rumeur d’un loup aperçu en Bretagne fait soudain résonner les nuits de la forêt boréale. Là encore, ce sont deux imaginaires qui se croisent : celui des « grands espaces » canadiens et celui des marges bocagères, tous deux travaillés par l’idée d’un sauvage qui revient.

Une langue au rythme des méandres

La langue de Jolivel épouse le mouvement même de la marche. Certaines phrases s’allongent comme un chemin de halage, suivent les variations d’un ciel, le déroulé d’un orage, la succession des impressions sensorielles. D’autres, plus courtes, viennent trancher net : pour noter un chiffre, pour évoquer la spéculation foncière, pour rappeler une réalité agricole ou écologique qui ne se prête pas aux effusions lyriques.

Son écriture tient ensemble trois registres rarement associés avec autant de naturel : la précision du naturaliste, la vue d’ensemble du géographe et la disponibilité du promeneur poète. On croise au détour d’une page des termes techniques liés aux formes glaciaires, juste après une évocation très simple d’un talus, d’un oiseau, d’un voisin croisé au détour d’un champ. L’humour n’est jamais loin, notamment quand il ironise sur la figure de l’« aventurier » contemporain, sur-documenté, bardé d’équipements et d’applis.

Un art de l’attention plus qu’un récit d’aventure

Au fond, L’Appel des campagnes n’est ni un guide, ni un manifeste, ni un récit d’exploit — c’est une école du regard. Il invite à revisiter des paysages que l’on traverse parfois sans les voir : la Vilaine, ses rives, ses ponts, ses ports, ses plaines, mais aussi tous ces arrière-pays à portée de train ou de bus que l’on réduit trop vite au mot « campagne ».

Les pages de Jolivel rappellent que ces campagnes, même transformées par la monoculture, la spéculation et les infrastructures, recèlent encore des poches d’altérité, des refuges, des zones de friction où le vivant continue de négocier avec les aménagements humains. Entre la forêt boréale et le bocage breton, entre l’exil et le retour, entre la carte et la touffe d’herbe, le livre propose une manière de se tenir au monde : modestement, en marchant, les sens ouverts, dans cette bande étroite où la rivière touche la terre.

C’est là, dans ce frottement, que se fait entendre, discret mais tenace, l’appel des campagnes.

Informations techniques

Titre : L’Appel des campagnes. De la forêt boréale au bocage breton
Auteur : Maxime Jolivel
Éditeur : Éditions Corti
Date de parution : 2 octobre 2025
EAN / ISBN : 9782714313638
Nombre de pages : 192 pagesPrix public : 18 €