Afin de combler un déficit qui s’élève à 13,8 milliards d’euros en 2024 — et éviter les 41 milliards annoncés à l’horizon 2030 — l’Assurance maladie a dégainé une série de propositions-choc. Parmi elles : la limitation stricte des arrêts de travail. Désormais, ceux prescrits par les médecins de ville ne devraient pas dépasser 15 jours. Quant aux prolongations, elles seraient plafonnées à deux mois. Derrière l’objectif budgétaire affiché, une lame de fond : notre rapport collectif au soin, au travail et à la confiance semble à la dérive.
L’économie gouverne le soin
Ce que cette mesure bouleverse, ce n’est pas seulement la relation patient-médecin. C’est tout un imaginaire du soin solidaire qui vacille. Jusqu’ici, la durée d’un arrêt était déterminée par le jugement clinique. Demain, elle pourrait obéir à un barème centralisé, piloté par des impératifs comptables.
Le malade devient un poste de dépense. Le médecin, un prescripteur à surveiller. Derrière le mot « réforme », on devine un glissement de paradigme : le soin n’est plus ce qui soulage, mais ce qu’il faut encadrer.
Méfiance généralisée et société sous contrôle
Une logique de soupçon infuse. Le burn-out généralisé, les troubles musculo-squelettiques, les pathologies du stress… tout cela semble désormais suspect s’il ne rentre pas dans les cases. Michel Foucault avait mis en lumière cette “biopolitique” qui gouverne les corps à travers des normes statistiques. Nous y sommes.
Car si la norme dit que quinze jours suffisent, que faire de ceux pour qui cela ne suffit pas ? La souffrance individuelle devient suspecte dès qu’elle déborde de la moyenne. À terme, c’est la subjectivité même du soin qui est évacuée — au profit d’une médecine administrative et algorithmique.
La santé, symptôme du travail malade
Cette réforme entre en résonance avec une autre crise, plus sourde mais plus large : celle du travail lui-même. Ce n’est pas un hasard si les arrêts explosent dans les secteurs où les conditions se dégradent : hôpital, enseignement, logistique, services à la personne. L’arrêt maladie y devient moins un abus qu’un acte de survie.
Réduire arbitrairement sa durée revient donc à ignorer la nature de ce qui s’y joue : une fatigue sociale, un besoin de réparation. Ce que certains vivent comme une trêve est ici traité comme une anomalie. C’est la productivité comme horizon indépassable de la santé.
Une santé à deux vitesses en embuscade
Dans les faits, cette mesure ne s’appliquera pas également à tous. Les cadres, les professions libérales, les salariés des grands groupes sauront contourner, prolonger, négocier. Mais les plus précaires, eux, seront les premiers sanctionnés. Ce n’est pas seulement une mesure injuste. C’est un pas de plus vers une médecine conditionnelle et inégalitaire.
Médecins en résistance, soignants en colère
La colère monte chez les généralistes. Nombre d’entre eux refusent de devenir les comptables d’un système qui, sous couvert de rationalisation, leur ôte leur autonomie. “Nous ne serons pas les agents de tri du tri”, entend-on déjà.
Car au fond, cette proposition interroge plus profondément : à quel type de société voulons-nous appartenir ? Une société qui soigne par la confiance, ou qui gère par la contrainte ? Une société qui écoute les corps, ou qui leur impose des délais ?
Conclusion : l’austérité en blouse blanche
La mesure de l’Assurance maladie n’est pas qu’une réforme technique. Elle est le symptôme d’un rapport fracturé à la vulnérabilité. Refuser d’accueillir la fragilité, c’est se condamner à l’ignorer jusqu’à la rupture.
Alors que les arbitrages budgétaires se poursuivent à l’Assemblée, une chose est certaine : le soin n’est pas un coût — c’est un pilier. Le fragiliser revient à déstabiliser ce qui nous tient encore ensemble.
