Geneviève Asse, grande dame de la peinture française du milieu du XXe siècle, s’est éteinte mercredi 11 août 2020, à l’âge de 98 ans. Dans le bleu de ses toiles, laissons-nous chavirer dans l’immensité poétique et silencieuse de sa peinture…
« Je suis plus un peintre instinctif qu’un peintre qui prémédite les choses. Je peins d’un seul coup. Ainsi le dessin et la peinture forment un tout, ce n’est jamais morcelé, distinctif. Pour moi quelqu’un qui dessine dans la peinture c’est quelqu’un qui morcelle, qui peint par facettes. Ce sont souvent de très bons coloristes. Mais en ce qui me concerne, la peinture est ailleurs », Geneviève Asse, entretien par Alberte Grynpas Nguyen, 1989.
Le temps a passé depuis sa découverte de la peinture cubiste, de Georges Braque et des natures mortes de Jean-Baptiste Siméon Chardin à Paris à la fin des années 30. L’œuvre de Geneviève Asse a traversé l’histoire de la peinture française des années sombres de l’Occupation à nos jours.
Originaire du Golfe du Morbihan (Vannes), Geneviève Asse est l’une des plus grandes représentantes de l’abstraction épurée. Peintre de la lumière, son bleu singulier et indéchiffrable est présent dans les plus grandes collections publiques – dont le FRAC Bretagne et le Musée des Beaux-Arts de Rennes – et dans de multiples expositions internationales.
Intemporelle et propice à la contemplation, la maîtrise picturale de l’artiste est empreinte d’une sincérité et d’une sagesse dont on ne peut se lasser. Jamais identique, ni trop lisse, la peinture aspire le spectateur et l’entraîne au delà de la toile dans un silence quasi cultuel. « Cette couleur bleue est venue me chercher. Je suis dans cette couleur »*. De quelle manière cette couleur aux multiples significations a-t-elle jailli de ses œuvres telle une source de lumière artistique ?
« Il peut y avoir tant de choses dans ce contenu du bleu. Aussi une espèce de joie. Le bleu vous remplit de joie » **
Comme le souligne Isabelle Ewig – maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), plonger dans l’histoire de Geneviève Asse c’est s’immerger au cœur de la vie artistique parisienne du milieu du XXe siècle. Étudiante à l’école nationale supérieure des arts décoratifs de Paris au début des années 40, sa découverte des peintures de Paul Cézanne se fait au moyen de copies libres au Musée du Louvre. Âgée d’une vingtaine d’années, elle fait ses premières armes en matière de natures mortes. « J’ai été attirée par des objets très simples : boîtes, bouteilles, encriers, verres », déclare-t-elle dans une interview.
Parcourir les multiples pages écrites sur son travail c’est appréhender le Salon des moins de trente ans où elle exposa son premier tableau, Nature morte mandoline. C’est entrevoir sa rencontre avec l’industriel du textile et collectionneur Jean Bauret et l’influence de ses amis artistes : Serge Poliakoff, Bram et Geer Van Velde, Samuel Beckett, Nicolas de Staël ou encore Vassily Kandinsky, etc. Sa vie parisienne nous transporte à Montparnasse où elle rencontre Othon Friesz et intègre les artistes du Groupe de l’échelle (de leur atelier, où ils travaillaient en commun, ces derniers montaient par une échelle sur les toits pour admirer Paris, ndlr).
L’œuvre — et la vie — de Geneviève Asse ne peut se résumer en quelques lignes, mais elle est résolument empreinte de liberté. Une liberté née dans sa Bretagne natale : son enfance avec son frère jumeau sur la presqu’île de Rhuys et aujourd’hui sa maison sur l’Île-aux-Moines.
Quand la guerre éclate, cette liberté prend la forme de l’engagement. En 1944, elle rejoint son frère dans les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) et, à la Libération, s’engage dans la PDB (Première Division Blindée) afin de devenir conductrice-ambulancière. Elle n’emporte avec elle qu’une image du tableau de Paul Cézanne, Le Vase Bleu (1889-1890). Gardée au creux de son cœur telle une amulette, qui l’accompagne le long de son périple au cours duquel elle évacue les blessés et rapatrie les déportés malades du typhus du camp de Terezin.
« Quand je regarde les aquarelles de Cézanne, je suis émerveillée. Ce qui m’attire chez lui ce sont ces aquarelles avec quelques “accents” et tout à coup un espace blanc. C’est à la limite, et on y retrouve pourtant une diversité totale » *
Ses expériences jalonnent son œuvre et animent ses tableaux. L’horreur de la guerre emporte avec elle l’envie de peindre de Geneviève Asse… ses pinceaux ne s’animent plus pendant deux ans. Cependant la figure humaine émerge de ses feuilles à cette période : en octobre 1945, elle dessine des malades internés à l’asile d’Alzey et leur demande de signer en bas de la feuille, à la place de la signature de l’artiste. Le trait est simple et sincère. À sa manière, elle libère la fragilité de chaque être enfermé et rend hommage à l’individu.
De retour à Paris, ses natures mortes reflètent les pénuries et restrictions alimentaires de l’époque, à l’image de la lithographie La Cuisine (vers 1946 – 1947). « À Paris, nous étions privés de tout, bien sûr, et nous faisions des queues interminables, les pieds dans la neige, pour un bout de pain »**. Entre l’art de la composition et la sobriété de la couleur hérités de Chardin, son travail entrouvre une échappée dans la figuration au moyen de fenêtres et portes avant de glisser vers une géométrie abstraite.
« À l’abstraction, je suis venue lentement, par sobriété et économie. Ne garder que l’essentiel, la lumière, en diminuant les formes et le graphisme »*
Dans sa recherche sur la construction de l’espace, les objets deviennent aplats de couleurs dans une immensité bleutée où la ligne devient un fil tendu vers l’horizon.
Influencés par une nature douce et paisible, ses paysages se déconstruisent au profit de la lumière et de la couleur. Ses pinceaux glissent vers un paysagisme abstrait où les innombrables modulations de bleu inondent les toiles. Ne sont conservées seulement les vibrations lumineuses à l’image des peintures de Claude Monet et William Turner. Ses notes invisibles résonnent intérieurement dans le silence d’une salle d’exposition et dans la contemplation de chaque individu.
Circulaires, rectangulaires et carrés, petits et grands, ses formats varient inlassablement, mais le bleu demeure, structuré par des lignes rouges et blanches. Couleur de l’immensité du ciel et de la mer, il façonne son œuvre jusqu’à devenir une référence dans l’art contemporain. Le miroir des paysages marins de son enfance, à la fois figuratif et abstrait. Cependant, plus qu’une référence à sa région natale, Geneviève Asse trouve en cette couleur une source d’apaisement et de quiétude après son expérience de la Seconde Guerre mondiale. Un remède peut être face aux visions funestes dont elle a été témoin ?
« Le bleu est une plongée inconsciente interminable », disait Malcom de Chazal (écrivain et poète français, 1902-1981). Une belle définition qui pourrait convenir à la peinture de Geneviève Asse, une insoupçonnable plongée dans un océan d’émotions et dans la sensibilité silencieuse de l’artiste.
Dans l’abstraction du bleu Asse – aussi reconnu que le bleu de Klein ou le noir de Pierre Soulages, un passage se déploie vers un ailleurs, une ouverture déjà entrevue dans ses anciennes peintures blanches et figuratives – Composition à la fenêtre (vers 1950), Porte paysage (1960-1961). Une recherche de liberté et d’émancipation de la ligne qui rend les explications parfois superflues. « Je crois que la peinture ne s’explique pas. C’est une pratique : elle se fait. C’est en faisant la peinture que j’exprime mon intériorité. Je peins d’un seul coup. Je peins très vite »*.
Bretonne de sang – et de cœur, son attachement pour cette région qui l’a vu grandir se retranscrit dans son travail dés les années 1960 : Côte sauvage (1962), Paysage de Bretagne (1966), Ruys (1995), Atlantique (1995), etc. Sa série de Stèles, grands formats verticaux, s’élèvent sur le mur tels les monolithes bretons. Comme un appel, la ligne semble sortir du tableau et s’échapper toujours plus haut. Après tout, pourquoi ne continuerait-elle pas à l’infini ? « La Bretagne me donne beaucoup de joie. Son espace, ses couleurs, sa lumière me poussent à travailler ».
Cette relation privilégiée s’est traduite par une importante donation au Musée des Beaux-Arts La Cohue à Vannes, sa ville natale. « Dans la vidéo tournage à l’occasion du projet, Geneviève dit ” Mes œuvres reposeront entre ces murs “. Ses mots forts m’ont marqué et me marquent encore », déclare Florent Paumelle, responsable de la Galerie Oniris.
Geneviève Asse revient à ses premiers amours dans la figuration de ses dernières œuvres. Sobrement et délicatement, des feuilles s’esquissent à l’encre avec légèreté sur la feuille blanche de l’artiste. « La gravure c’est l’écriture aussi, c’est mon écriture. Quand je grave, j’écris. La gravure sera, dans l’espace d’une page blanche le révélateur d’un contenu très fort. J’arrive à cet effet avec des moyens très sobres. J’obtiens les mêmes effets que dans la peinture ».*
Les bleus de cette grande dame habitent actuellement la galerie Oniris. L’exposition Bleu, sixième de l’artiste depuis son entrée dans la galerie en 1995, rend hommage au travail de la peintre en exposant peintures anciennes et récentes, petits et grands formats, pour une immersion dans un univers serein aux multiples échappées.
Coïncidence – ou non, le vernissage a eu lieu le 24 janvier 2020, date d’anniversaire de l’artiste. Bien qu’elle ne put être présente, quel plus beau cadeau de savoir que le jour de son 97e anniversaire, le public était au rendez-vous et a délicieusement plongé dans le bleu de Geneviève Asse…
La gravure, le dessin, la peinture c’est un tout. Je suis un peintre qui grave, un peintre qui dessine, mais je reste un peintre **
* Citations issues de l’entretien avec Geneviève Asse par Alberte Grynpas Nguyen dans, Geneviève Asse, peintures, galerie Claude Bernard, Paris, 1989.
** Citations tirées du livre Un été avec Geneviève Asse, Silvia Baron Supervielle, éditions l’Échoppe, 1996.
Pour (re)découvrir les œuvres de Geneviève Asse à Rennes :
La collection contemporaine permanente du Musée des Beaux-Arts de Rennes
20 quai Emile Zola
35000 Rennes