Croissance de l’artisanat en Bretagne : dynamisme réel ou mirage statistique ?

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artisanat bretagne

Avec 10 900 créations d’entreprises artisanales en 2024, en hausse de 16 % sur un an, la Bretagne administrative affiche l’une des progressions les plus fortes de France.

L’indicateur est flatteur, souvent mobilisé comme preuve de vitalité économique et d’esprit d’initiative. Mais que dit-il vraiment de l’état de l’économie régionale ? S’agit-il d’une tendance structurellement positive ou d’un signal plus ambivalent, révélateur de fragilités à venir ?

Pris isolément, le chiffre est bon. Il traduit d’abord une capacité d’initiative élevée dans une région où l’artisanat occupe une place centrale dans le tissu économique. La Bretagne se caractérise par un poids important des activités de proximité – bâtiment, alimentation, services à la personne, réparation – qui répondent à des besoins peu délocalisables et relativement stables.

Dans un contexte national marqué par l’incertitude (inflation récente, ralentissement économique, tensions sur certains secteurs), l’artisanat joue ici un rôle de tampon conjoncturel. Créer une petite entreprise devient pour certains un moyen de répondre à une demande locale existante, pour d’autres une façon de valoriser un savoir-faire, d’organiser une reconversion ou de sécuriser un revenu.

Autre élément à souligner : cette hausse ne s’inscrit pas dans un contexte d’effondrement de l’emploi salarié. En 2024, selon l’Insee, l’emploi continue de progresser en Bretagne, certes plus lentement qu’en 2023, mais sans rupture brutale. Cela distingue la région de territoires où la création d’entreprise est avant tout un refuge face à la pénurie d’emplois.

Un effet de structure… et de statut

Pour autant, le volume de créations ne doit pas être surinterprété. Comme ailleurs en France, une large part des nouvelles entreprises artisanales relève du régime de la micro-entreprise ou de l’entreprise individuelle. Ce cadre facilite fortement l’entrée dans l’entrepreneuriat : coûts réduits, formalités allégées, possibilité de tester une activité à petite échelle.

C’est un progrès en termes de fluidité économique, mais aussi un biais statistique. Créer devient plus simple, donc plus fréquent, sans que cela garantisse la solidité du projet, sa capacité d’investissement ou sa pérennité. Une partie de ces créations correspond à des activités à temps partiel, complémentaires, ou à des projets encore fragiles au plan économique.

Autrement dit, la dynamique quantitative ne dit rien, à elle seule, de la qualité économique des entreprises créées.

Des fragilités bien identifiées

Plusieurs indicateurs invitent à la prudence.

D’abord, les défaillances d’entreprises, même si leur rythme ralentit, restent à un niveau élevé au plan national. En Bretagne, le bâtiment – pilier historique de l’artisanat – demeure exposé, notamment dans la construction neuve, avec des tensions sur les marges, la trésorerie et les carnets de commandes. Il est donc possible d’observer simultanément beaucoup de créations et une fragilité accrue des entreprises les plus récentes.

Surtout, un point structurel ressort nettement : la faiblesse de la transmission-reprise. Moins d’une ouverture sur dix se ferait aujourd’hui par reprise d’une entreprise existante, alors que plusieurs milliers d’entreprises artisanales bretonnes devraient être cédées dans les cinq prochaines années, du fait des départs à la retraite.

Ce déséquilibre est stratégique. Il signifie que des entreprises viables risquent de disparaître faute de repreneurs, tandis que de nouvelles structures se créent ex nihilo, parfois sur des marchés déjà occupés, parfois sans reprise des savoir-faire ni des clientèles existantes. À terme, c’est un risque de perte nette de capital productif et de compétences, notamment dans les zones rurales ou peu denses.

Faut-il y voir une conséquence de la dégradation de l’emploi salarié qualifié ?

À l’échelle régionale, la réponse est nuancée. Les données disponibles ne permettent pas d’affirmer que la hausse des créations artisanales serait principalement le produit d’une dégradation massive des emplois salariés qualifiés.

Il existe certes un effet de “poussée” : certains actifs quittent un salariat jugé moins attractif (conditions de travail, sens, perspectives), ou peinent à retrouver un poste équivalent après une rupture professionnelle. Mais cet effet semble secondaire par rapport à des logiques d’opportunité, de reconversion choisie, ou de valorisation de compétences dans des secteurs en demande.

La dynamique bretonne relève davantage d’une recomposition des trajectoires professionnelles que d’un décrochage brutal du salariat.

Bonne tendance, donc… mais sous conditions

Ces indicateurs dessinent une tendance globalement positive, mais non auto-suffisante. Oui, la Bretagne montre une capacité d’initiative et de résilience économique. Oui, l’artisanat demeure un pilier vivant du territoire. Mais non, la hausse des créations ne garantit pas à elle seule une trajectoire durable.

Le véritable enjeu n’est plus tant de “créer plus”, que de transformer cette dynamique en tissu économique solide.

Quelles priorités d’action se dégagent ?

Faire de la transmission-reprise une priorité stratégique.
Sans amélioration significative de la reprise d’entreprises existantes, la Bretagne risque une érosion silencieuse de son appareil artisanal. Cela suppose accompagnement des cédants, ingénierie financière pour les repreneurs, et valorisation des reprises par des salariés ou apprentis.

Accompagner la “seconde marche” des jeunes entreprises.
Passer du statut de micro-entreprise à une structure pérenne (investissement, embauche, montée en gamme) est aujourd’hui l’un des principaux points de rupture. C’est là que l’accompagnement à 12–24 mois est décisif.

Sécuriser la trésorerie et les marges.
Délais de paiement, fixation des prix, couverture des coûts : ces sujets, peu visibles, conditionnent pourtant la survie des TPE artisanales.

Travailler l’attractivité des métiers et des parcours.
Apprentissage, conditions de travail, perspectives d’évolution : sans cela, la dynamique de création risque de se heurter rapidement à un plafond humain.

Un indicateur encourageant, mais exigeant

En définitive, la hausse des créations artisanales en Bretagne est un bon indicateur conjoncturel, mais un mauvais indicateur structurel s’il est pris isolément. Elle dit l’énergie d’un territoire, mais aussi ses défis : transmission, pérennité, qualité de l’emploi indépendant.

La question n’est donc pas de savoir s’il faut se réjouir ou s’inquiéter, mais de savoir si cette dynamique sera accompagnée, orientée et consolidée. C’est à cette condition que la croissance apparente de l’artisanat deviendra un véritable levier de développement économique durable pour la Bretagne.

Sources

  • Insee, Bilan économique 2024 – Bretagne, juin 2025.
  • Insee, « En 2024, rebond des créations d’entreprises et ralentissement des défaillances – Bretagne », juin 2025.
  • Insee, « En 2024, l’emploi ralentit en Bretagne », juin 2025.
  • MAAF / ISM, Baromètre « Créations et transmissions d’entreprises artisanales », décembre 2025.
Maëlle Thomas
Maëlle Thomas est diplômée de Paris-Dauphine, elle aime décrypter les économies régionales, nationales et mondiales avec une attention particulière portée à l’ESS, aux territoires et aux mutations du travail.