Vidéo. Aurélie Jean ou comment entrer dans le code sans s’y dissoudre

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Tout le monde parle d’intelligence artificielle. Plus rare, en revanche, sont ceux qui ont la capacité à parler depuis la machine sans jamais s’y soumettre, à entrer dans le code sans céder ni à la panique technophobe ni à l’enthousiasme naïf. C’est précisément là que se situe l’approche des algorithmes par Aurélie Jean. Elle l’explique à Nicolas Roberti sur le plateau de Faites-moi lire.

Scientifique numéricienne, entrepreneuse, docteure en science algorithmique, Aurélie Jean explore depuis plus de quinze ans les modèles mathématiques et les systèmes de calcul qui structurent aujourd’hui nos sociétés. Médecine, ingénierie, sport, information, plateformes numériques, ses terrains d’application sont multiples, mais son fil rouge est constant. Derrière chaque algorithme, il y a des choix humains. Derrière chaque modèle, une vision du monde. Derrière chaque recommandation, un pouvoir discret.

Classée parmi les 40 Françaises les plus influentes par Forbes en 2019, Aurélie Jean occupe une place singulière dans le paysage intellectuel contemporain, celle d’une scientifique qui refuse la confiscation du débat public par les seuls ingénieurs ou par les seuls prophètes de l’apocalypse technologique.

Du calcul au politique : l’algorithme comme miroir social

Dans De l’autre côté de la machine (2019), son livre fondateur, Aurélie Jean invite le lecteur à franchir le seuil habituellement réservé aux spécialistes. Elle y démonte une illusion persistante : l’idée selon laquelle l’algorithme serait neutre, objectif, presque naturel. Or un algorithme ne fait que répondre à une question posée par un humain, avec des données choisies par des humains, selon des critères définis par des humains.

Cette idée irrigue l’ensemble de son œuvre.
Les algorithmes font-ils la loi ? (2021) interroge la manière dont les systèmes automatisés influencent de facto l’accès au crédit, à l’emploi, à l’information, parfois à la justice, sans toujours passer par le filtre du débat démocratique.
Dans Les Algorithmes (PUF, Que sais-je ?, 2024), elle poursuit ce travail de clarification et de pédagogie, convaincue qu’il ne peut y avoir de liberté numérique sans culture algorithmique minimale.

Son propos n’est jamais manichéen. Les algorithmes ne sont ni des démons autonomes ni des oracles infaillibles. Ils sont des outils puissants, capables du meilleur comme du pire, selon les usages, les cadres juridiques, les logiques économiques qui les gouvernent.

Responsabilité, biais, pouvoir : reprendre la main

L’un des apports essentiels d’Aurélie Jean est de déplacer la question de la peur vers celle de la responsabilité. Le danger principal n’est pas que la machine pense à notre place, mais que nous acceptions de ne plus penser avec elle. La formule qu’elle démonte patiemment – « ce n’est pas moi, c’est l’algorithme » – devient sous sa plume un symptôme inquiétant de déresponsabilisation collective.

Les biais algorithmiques, largement documentés aujourd’hui (discriminations raciales, sociales, genrées), ne sont pas des accidents. Ils révèlent des angles morts structurels, souvent liés à l’homogénéité des équipes de conception et à la logique de rentabilité des plateformes. D’où son insistance sur la diversité, l’audit des modèles, la régulation ciblée, mais aussi sur l’éducation : apprendre à lire le monde algorithmique comme on apprend à lire un texte.

Quand le code touche à l’intime : amour et sexualité sous algorithme

Avec Le code a changé. Amour & sexualité au temps des algorithmes (L’Observatoire, 2024), Aurélie Jean franchit un pas supplémentaire. Après la politique, l’économie et la démocratie, elle s’attaque à ce que nous avons de plus intime – le désir, la rencontre, l’attachement.

Applications de rencontre, réseaux sociaux, pornographie à la demande, objets connectés, agents conversationnels, l’algorithme s’invite désormais au cœur de nos vies affectives. Aurélie Jean décrit avec précision ce qu’elle appelle, en revisitant Stendhal, une cristallisation algorithmique instantanée, une accélération extrême de la projection amoureuse où quelques signaux filtrés, scorés, optimisés suffisent à figer l’imaginaire.

Sans condamner ni idéaliser ces mutations, elle en analyse les effets, standardisation des désirs, marchandisation des profils, reproduction de discriminations, mais aussi nouvelles formes d’intimité, parfois choisies, parfois subies. Là encore, son message est clair. Il s’agit de comprendre ces mécanismes est la condition pour se réapproprier ses relations, et ne pas confondre confort algorithmique et liberté affective.

Un entretien au long cours dans Faites-moi lire

C’est cette trajectoire intellectuelle – du code au politique, du collectif à l’intime – qu’Aurélie Jean est venue déployer dans Faites-moi lire, lors d’un entretien de trente minutes diffusé sur TVR et disponible sur la chaîne YouTube de la chaîne. Loin des formats promotionnels ou des discours simplificateurs sur l’IA, l’échange permet d’aborder frontalement les enjeux contemporains : pouvoir des plateformes, responsabilité des concepteurs, démocratie algorithmique, mais aussi amour, désir et normes sociales à l’ère du calcul.

Penser la machine pour rester humain

Ce que propose Aurélie Jean, au fond, n’est ni fuite hors de la technique ni adhésion aveugle au solutionnisme numérique. C’est une pensée de la lucidité. Entrer dans le code pour comprendre ce qu’il fait de nous. Refuser que la personne se dissolve dans le profil. Accepter que l’imprévisible, le conflit, la singularité demeurent irréductibles à toute optimisation. À l’heure où certains rêvent d’un monde parfaitement lissé par les données, son travail rappelle une évidence souvent oubliée qui est que la machine peut nous assister, mais elle ne doit jamais nous absoudre de notre responsabilité humaine.