Le festival d’Angoulême a mis en lumière un des grands auteurs de BD de notre temps : Edmond Baudoin. À découvrir ou redécouvrir d’urgence.
Il est des moments dans la vie où l’on passe à côté d’une personne qui pourrait vous accompagner quelques années. Devenir votre ami. Heureusement, il existe des séances de rattrapage qui ne remplacent pas le temps passé mais permettent quand même de faire quelques pas ensemble. L’ami raté est un dessinateur de 80 ans : il s’appelle Edmond Baudoin, il fait partie des plus grands auteurs de BD actuels et pourtant, nous sommes quelques-uns à être passés à côté de son oeuvre.
Le rattrapage c’est le festival d’Angoulême avec une formidable exposition (1) et son indispensable catalogue Dessiner la vie (2), ainsi qu’une rencontre publique au sein du festival dans le forum du Nouveau Monde. Et on se questionne : comment être passé à côté d’albums d’une telle importance ? Cela fait pourtant presque un demi-siècle que « Momon » a quitté, à l’âge de trente trois ans, le métier de comptable pour dessiner, dessiner, dessiner encore et toujours.
Cette passion dévorante, il la raconte dans ce qui peut être une introduction parfaite : Piero (3), ce livre magnifique qui annonce tout : la tendresse, le rôle des rêves, l’amour des filles et surtout l’obsession partagée avec son frère du dessin. Cette passion a été exacerbée par la maladie de Piero, qui rassemble et réunit les deux frères plus que la normale. « Cette maladie, ce fut une chance (*) » déclare-t-il.
« C’est elle qui a fait ce que nous sommes, mon frère et moi. Nous avons longtemps dormi dans le même lit. Je le caressais quand il toussait. Et lorsque les autres enfants allaient jouer au football, nous restions à la maison ensemble. Nous dessinions ! Comme quoi un malheur peut être une chance ».
Il dit aussi dans Piero, dont il ne découvrit le vrai nom de Pierre qu’à l’adolescence, l’essentiel de son œuvre à venir et de sa quête artistique :
« À quel moment des traits, des taches, des hachures, ne sont plus de l’herbe, des pierres, un arbre, des branches … Et pourquoi trop s’appliquer c’est tuer la vie ? ».
Le dessin de Baudoin sera ainsi à travers plus de 70 albums la quête permanente de cet équilibre entre réalisme, on doit comprendre ce que l’on voit, et liberté et imaginaire, on doit rêver de ce que l’on voit.
« Quand on dessine, on ne pense pas. On met le pinceau sur le papier et c’est la main, le bras qui font le travail. Il faut laisser faire. Après on peut réfléchir ».
Le noir et blanc pour dire la vie, sa vie car il est, « sans le savoir » un des premiers si ce n’est le premier à raconter son existence. L’auto-fiction, à la manière des textes de Lionel Duroy, nous invite ainsi à le suivre, à partager tout au long de ses livres, son quotidien (Couma acò, Piero) ses amours (Le Portrait), ses souffrances, ses combats ou encore ses voyages (Araucaria, Terrains vagues, Amatlan, Viva la vida). Son rapport à la nature est essentiel, lui grand marcheur de l’arrière-pays niçois où il a toujours vécu et du monde entier.
« À cinq ans vous savez que les montagnes sont des vagues comme la mer. Vous savez que les arbres ne bougent pas à la même vitesse que vous mais ils dansent à la même vitesse que vous ».
Il aura fallu que son frère, le seul à aller aux Beaux Arts à Paris décide de tout abandonner pour que quelques années plus tard, Baudoin décide de quitter son métier de comptable.
« L’idée de mourir sans avoir dessiné m’était insupportable. Mais ce n’est pas simple du jour au lendemain de vous retrouver seul chez vous sans rien avoir à faire. Les expos c’était du capitalisme (rires). La BD ne me tentait pas plus que cela mais c’était un moyen de gagner sa vie. J’ai commencé par illustrer des poèmes de Neruda et Rimbaud. J’ai débuté tout petitement ».
En 2021 il conclue provisoirement son oeuvre avec un ouvrage testament aux multiples facettes, foisonnant, Les fleurs de cimetière (4) qui veut dessiner sa vie mais plus sûrement la vie.
« J’ai des petites tâches brunes sur le dessus de la main. J’en ai aussi sur la queue. La peau qui vieillit. Jeanne appelait ça les fleurs de cimetière ».
écrit-il dans cet ouvrage inclassable. Il est aisé alors de parler de récit testamentaire, « je n’ai pas peur de la mort » dit-il avec son accent prononcé et son large sourire bienveillant et sincère, « elle fait partie de la vie », mais ce serait trop limitatif tant cet ouvrage évoque surtout une existence vouée au dessin. Il n’hésite pas, à travers les méandres de son existence à relier des épisodes composites, « il fallait que ces pages se suivent, se relient, constituent un récit cohérent », lui qui dans une confession émouvante écrit dès les premières lignes, « J’écris sur quelqu’un qui va mourir, inabouti ».
Cohérent cet ouvrage l’est autant que puisse l’être une existence si empreinte d’honnêteté intellectuelle, marquée à gauche, et de ce dessin si lâche et large en apparence alors que tout est réfléchi et précis :
« Un enfant qui a vu la guerre n’a pas le même visage que celui d’un enfant qui n’a pas vu la guerre. Il y a un millimètre d’écart sur le trait mais ce millimètre change tout ».
Piero, Les Fleurs de cimetière, deux ouvrages essentiels, le début, une presque fin, et entre deux des dizaines d’albums à lire en urgence, car ils nous racontent, vous racontent. Et peuvent vous faire rencontrer un ami. Un véritable ami.
L’exposition s’inscrit dans la « Belle Saison d’Edmond Baudoin » qui propose de nombreux événements, en partenariat avec les autres établissements culturels du territoire d’Angoulême, en 2021-2022. Exposition : Baudoin : dessiner la vie. Commissariat de l’exposition : Thierry Groensteen. Musée de la cité internationale de la bande dessinée et de l’image. 121 rue de Bordeaux – Angoulême – 05 45 38 65 65.
(1) Exposition à la Cité internationale de la BD d’Angoulême visible jusqu’au 27 juin 2022. À ne pas rater. Baudoin qui est « contre l’héritage » a donné en accord avec ses enfants presque toute son oeuvre au musée angoumoisin. « Cela vivra ainsi, sera partagé, mais avec mes dessins mes enfants auraient pu s’acheter un immeuble ! Ils ont gardé chacun une vingtaine de carnets. C’est bien ».
(2) Co-édition Mosquito et Cité internationale de la BD et de l’image.
(3) « Piero » chez Gallimard. 126 pages. « La couverture, c’est mon frère, Piero qui l’a faite ».
(4) L’Association. 30€.
(*): tous les propos rapportés de Baudoin ont été recueillis à Angoulême lors de la conférence publique, le 18 mars.