Avec cette Bd animalière intitulé sobrement Autreville, David de Thuin nous interroge sur nos liens avec nos amitiés passées et nos rêves de jeunesse. Profond et vivifiant.
La BD est une pratique artistique étrange. Une couverture, un dessin vous donnent l’impression d’un ouvrage destiné aux enfants ou aux adolescents. Pourtant dès que vous commencez la lecture, vous plongez dans un monde d’adultes où les préoccupations philosophiques émergent, comme dans un roman. C’est ce qui arrive avec cet étonnant « Autreville » aux personnages de canard, de lapin tels des créations de Walt Disney mais à l’histoire « horrible, terriblement humaine ».
Contrairement aux célèbres Trois Amis du dessinateur Helme Heine et ses fameux Jean Campagnol, Bon Gros William et François Lecoq, qui parlait d’amitié pour les enfants, David de Thuin avec Autrerive nous invite à réfléchir à nos amitiés mais celles d’adultes vues dans le rétroviseur, celles de la mi temps des existences, celles des bilans. Une forme de retour aux origines qui ont ici un cadre: une ville dans le Nord, Autreville. C’est là qu’il y a des décennies, six filles et garçons se sont connus à l’école communale. Stéphane, un canard à la Donald, mais en plus sérieux, s’est exilé dans le Sud. Graziella, la bavarde et curieuse, Rudy, le sportif qui a pris un peu de ventre et Etienne, introverti et solitaire, qui sont restés là haut, l’invitent à revenir le temps d’un week end, aux sources avec Luc, la souris à la Mickey, mais en plus triste. Il manquera la sixième amie, Francesca, femme de Luc, morte noyée.
Ce n’est pas simple de retourner sur les terres de son enfance et de deviner le chemin suivi par celles et ceux que l’on a aimés, devenus depuis des adultes. En utilisant le traditionnel gaufrier de six cases, David de Thuin simplifie la lecture pour donner aux textes une place essentielle. On pense bien entendu à Lewis Trondheim et son célèbre Lapinot qui mêle simultanément, air du temps, philosophie quotidienne, psychologie. On découvre en même temps que Stéphane, ce que sont devenus ses amis. Les conversations, les retrouvailles, les confidences en tête à tête laissent au lecteur, le soin de définir progressivement le profil des anciens camarades. En même temps, l’évocation de souvenirs, comme ceux concernant un instituteur ambigu, laissent entrevoir, à la manière impressionniste, des failles, des douleurs voire même des rancœurs. C’est fin, riche et subtil. Une seule chose est certaine: tous ont du mal à dire à l’autre qu’ils s’aiment.
Autreville est aussi une chronique sociale. L’époque est évoquée, ses transformations, ses préoccupations environnementales qui sont des témoins du temps qui passe. On se dit que le caractère relativement figé des situations se prêterait plus aisément à l’écriture d’un roman. Sauf que le dessin faussement naïf de De Thuin et ses personnages animaliers apportent des ambiances et des expressions intraduisibles en mots. Sauf que la forme accentue la connivence avec le lecteur qui devient véritable spectateur, comme en caméra cachée, de scènes intimes. On hésite, comme les cinq amis, à se faire une idée précise des autres. Cette hésitation est accrue par un prétexte criminel qui ajoute du trouble au doute initial. Dans la région d’Autreville sont retrouvés des morceaux de cadavres de femmes à qui il manque la tête. Cette nouvelle perturbe profondément les retrouvailles et ajoute à l’ambiance d’incertitudes qui enveloppe le livre. Pas d’enquête, pas d’investigation, pas de récit événementiel mais un flou permanent qui donne envie de tourner les pages pour transformer les doutes en certitudes. C’est la psychologie des personnages qui importe, leurs dialogues, pas l’action. Totalement déstabilisé, on se surprend après la dernière page, à reprendre la BD depuis son début pour essayer de comprendre les actions et les pensées de chacun(e).
On pouvait penser à une lecture divertissante et amusante, on se retrouve plutôt plongé, avec peu de moyens apparents, dans de profondes considérations psychologiques ou sociales, magnifiquement traitées, telles l’expression artistique, le sens de la vie ou le rôle d’une forme de journalisme. Le choix des couleurs qui varient parfois fortement de cases en cases, comme l’économie des mots soigneusement choisis, nous chamboulent et nous interrogent. C’est à une véritable réflexion sur le temps qui passe que nous invite David de Thuin. « Je crois que les souvenirs sont plus beaux que la réalité » déclare Stéphane, inquiet de ce que chacun est devenu.
Une manière de se demander ce que sont devenus nos rêves d’adolescent.