Le chat le plus connu au monde, Blacksad de Canales et Guarnido, l’énigmatique enquêteur, est de retour à New York pour tenter de disculper son copain Weelky et retrouver son amoureuse, aux éditions Dargaud. Une saga animalière si humaine.
Cela fait vingt-trois ans que John Blacksad, le détective privé à l’imperméable mastic, a fait son entrée dans le monde de la bande dessinée pour autant de succès. Le chat à l’allure sculpturale et au visage empreint de tristesse et de mystère fait désormais partie des silhouettes reconnues au delà du monde des bédéphiles.
Dans le tome 2 final de ce diptyque, Alors tout tombe, alors que la directrice de théâtre, Iris Allen a été assassinée, Weelky, la fouine journaliste et amie de Blacksad est soupçonnée du meurtre. Blacksad ne croit pas du tout à sa culpabilité, et contre l’avis de la police, il va tenter de sortir son ami de ce mauvais pas. Dans cet opus, le détective apprend aussi qu’Alma, son grand amour, s’est mariée. Voilà pour l’histoire et le scénario qui mêle intrigue policière aux multiples rebondissements et histoire romantique. L’intérêt majeur de l’album, comme dans les six précédents, est ailleurs.
Díaz Canales et Guarnido nous racontent avant tout l’histoire d’une mégapole qui continue à se construire dans les années cinquante, quelques décennies après les bâtisseurs d’immeubles des BD de Mikaël (Giant, Bootblack ou Harlem). Alors que ce dernier utilise un jeu restreint de couleurs pour traduire la magnificence de Big Apple, le dessinateur espagnol multiplie les nuances notamment dans des scènes d’intérieur de bar, de cabaret aux innombrables personnages qui ont fait le succès de la série. Des traits qui rappellent les ondulations frénétiques de Van Gogh et de sa chambre en Arles aux scènes extérieures enneigées à la monochromie brisée par la lumière des phares des voitures, chaque case est un émerveillement. Guarnido indique d’ailleurs qu’il a volontairement renforcé « le trait par un passage sélectif de gouache noire, une fois finie la mise en couleur ».
Après plusieurs albums loin de New-York, c’est un retour aux sources originelles du chat, dans sa ville, son habitat naturel, ce cadre magnifié qui dit tout d’un monde capitaliste en train de croître avec son monde cynique d’hommes d’affaires sans scrupule pour qui l’urbanisme est source de profits et de gloire éternelle. C’est Shelby, l’âme damnée de Solomon, qu’approche Blacksad dans son enquête qui le mène aux frontières de la mégalomanie d’architectes ou d’hommes d’’affaires qui n’ont qu’un rêve : laisser un nom dans les rues de Manhattan ou de Broadway, quitte à tuer et assassiner des opposants. On pense à Robert Moses, cet urbaniste contesté, qui fit fortune en privilégiant notamment les autoroutes avec péage au détriment du développement des transports publics. On pense à ces milliardaires qui rêvent de posséder une tour à leur nom comme la Trump Tower ou le Rockefeller Center.
Cette description d’une société profondément inégalitaire où seul domine le fric et le pouvoir crée des liens permanents avec l’actualité et les dessins architecturaux sont à la hauteur de la démesure des rêves de ces bâtisseurs fous. Les auteurs renouent avec le « roman noir » et cette ambiance si particulière qu’ils avaient un peu délaissé dans les derniers albums. Une sorte de retour aux sources bienvenue avec vingt ans d’expérience en plus.
Un clin d’œil pour terminer et montrer qu’un personnage créé il y a 25 ans sait évoluer : Blacksad a abandonné dans cet épisode le costume trois pièces en laissant au vestiaire le petit gilet élégant. Il n’en demeure pas moins un détective de classe, sexy même, laissant loin derrière lui le dilettantisme de Humphrey Bogart. Un chat comparé à l’un des plus grands acteurs américains : le monde de la BD permet décidément tout.