La BD Le Chœur des sardinières transmet un épisode d’histoire sociale, lui donne des visages, une langue, un paysage. Elle le fait assez bien pour que le lecteur ait l’impression d’avoir assisté à la scène. Sous couvert de raconter la grève des ouvrières de Douarnenez de l’hiver 1924-1925, l’album fait beaucoup plus. Il restitue une condition, il réhabilite une énergie féminine collective, il inscrit la Bretagne populaire dans le grand récit des luttes ouvrières du XXe siècle.
Le point de départ est connu en Bretagne mais demeure ailleurs étonnamment discret. À Douarnenez, premier port sardinier de France, les “Penn Sardin” — ces ouvrières qui vident, lavent, rangent, mettent en boîte les sardines venues des 23 à 24 conserveries de la ville — se mettent en grève après un renvoi injuste. Le motif paraît presque dérisoire et c’est précisément ce qui le rend hautement romanesque, un chant jugé subversif. De cette étincelle naît un mouvement de 46 à 47 jours, largement suivi, soutenu par le maire communiste, relayé par la CGTU, qui finit par obliger l’État à intervenir. Les autrices ont l’intelligence de ne pas s’en tenir à la chronique militante. Elles déplacent aussitôt le centre de gravité vers une figure, Mona, ouvrière, épouse de marin, mère d’enfants trop tôt envoyés à l’usine. Grâce à elle, la grève cesse d’être un événement abstrait. Elle devient une décision intime, un risque économique, une fracture familiale.

C’est là une première réussite du livre. La grève n’est jamais présentée comme un simple geste politique, mais comme une réorganisation du quotidien. Mona doit composer avec un mari qui boit sa paye, avec la présence de la mère au foyer, avec la nécessité d’envoyer trop tôt sa fille Soazig à l’usine. Elle doit aussi vivre avec cette violence muette qui consiste à cacher les enfants dans le saloir lorsqu’un contrôle survient. Le lecteur voit alors clairement ce que le livre veut défendre. Non pas seulement un salaire, mais la dignité d’un âge, le refus de sacrifier l’enfance à la cadence industrielle.

Le titre n’est pas décoratif. “Chœur” annonce un livre qui raconte moins une héroïne solitaire qu’un groupe en action. Les scènes de manifestation, de discussions de rue, de rassemblements, sont pensées comme des moments polyphoniques. Les femmes parlent, chantent, argumentent, transmettent les consignes. On est loin d’un féminisme plaqué après coup. Les autrices et le dessinateur montrent comment, dans ce contexte précis — patriarcal, fortement marqué par la religion, tenu par un patronat local sûr de sa force — les femmes trouvent dans le collectif une parole qu’elles n’ont pas chez elles. La grève devient alors un formidable révélateur de subjectivités. Mona, que son mari voudrait silencieuse, trouve dans la lutte une autorisation à dire non. Et ce non ne s’adresse pas seulement aux patrons. Il touche aussi le cercle domestique, le “joug marital”, ce que la bande dessinée rend très bien.

La figure de Joséphine Pencalet, élue puis invalidée parce que femme, apparaît non comme une concession historique mais comme l’aboutissement logique de ce mouvement d’affirmation. Le livre pointe finement la récupération politique, le fait qu’un parti se serve d’un visage féminin iconique, sans pour autant dévaluer le geste de ces femmes. Autrement dit, la politique hésite, l’institution recule, mais la possibilité a été démontrée. Cette nuance rend l’album précieux.

Max Lewko choisit une palette sourde, bleu-gris, pastel. Rien d’une facilité bretonnante. Cette palette répond à trois nécessités du récit.
- D’abord faire sentir le poids du ciel et de la pluie sur un port de travail. Ce Douarnenez de 1924 n’est pas une carte postale, c’est un lieu de labeur.
- Ensuite réserver les éclats de mouvement aux scènes de foule ou de tension, la grève, les cortèges, les discussions à la mairie. Le contraste devient plus fort.
- Enfin rappeler que les vêtements sont d’abord des tenues de travail. Pas de coquetterie, pas de couleur vive superflue. On voit une économie de survie.

Le trait reste lisible, clair, jamais surchargé, ce qui permet aux scènes de groupe de rester compréhensibles. On sent le souci documentaire. On reconnaît les ateliers, la position des femmes devant les tables, le geste répétitif, la chaîne complète qui va du débarquement de la sardine à la boîte métallique. Quelques planches de foule restituent très bien la sensation d’un port à l’arrêt, d’une ville qui ne tourne plus. L’iconographie est en outre servie par un détail utile, le petit lexique de breton en fin d’album. Cette attention au langage localise le récit sans l’enfermer dans un régionalisme radical tel que le promeut actuellement le Conseil régional de Bretagne.

Une des forces du Chœur des sardinières tient au fait que l’écho contemporain est laissé au lecteur. Le livre montre comment le patronat joue sur l’attente non payée, sur les retenues arbitraires, sur la surexploitation des enfants. Il montre aussi comment l’alcool, le café à crédit, les promesses d’excommunication servent à tenir une population. Mais le texte ne plaque jamais 2025 sur 1924. C’est le lecteur qui fait le rapprochement, tant la logique des rapports de domination apparaît claire. De là vient la colère sourde qui traverse la BD. Ce qu’on lit appartient au passé, mais les mécanismes restent tristement reconnaissables.

L’ouvrage rappelle que l’histoire du travail en France ne s’est pas écrite uniquement dans les grands bassins industriels avec des ouvriers masculins. Elle s’est aussi écrite sur les quais d’une ville du Finistère, grâce à des femmes qui ont décidé qu’on ne ferait plus travailler leurs enfants de 8 ou 10 ans.
L’album tient parce qu’il est équilibré. La partie documentaire est là, avec la chronologie, le lexique, l’exactitude du contexte. L’incarnation est là, avec Mona, sa fille, sa mère, le mari. L’ancrage territorial est là, Douarnenez, le Finistère sud, la langue et la mentalité bretonnes. La dimension politique est là, maire communiste, CGTU, intervention de l’État, invalidation d’un mandat féminin. Rien ne prend le pas sur le reste. On referme le livre en ayant appris, en ayant ressenti, en ayant vu.
Au fond c’est ce qu’on attend d’un bon roman graphique historique. Qu’il fasse passer un événement du statut de page d’histoire régionale à celui de mémoire partagée. Le Chœur des sardinières y parvient avec une élégance sobre, un dessin accordé au sujet et un sens très sûr du collectif.
L’album n’a pas pour but de révolutionner la forme de la BD historique. Il préfère la pratiquer à un haut niveau de précision et de sensibilité. C’est un livre utile, au sens fort. Il remet en circulation une histoire de femmes travailleuses. Il montre l’envers de la Bretagne maritime. Il rappelle que certaines conquêtes sociales sont nées de voix qu’on croyait marginales. Le titre disait vrai. C’est bien un chœur. Un siècle plus tard, il résonne encore.
- Titre : Le Chœur des sardinières
- Scénario : Léah Touitou
- Dessin / couleurs : Max Lewko
- Éditeur : Steinkis
- Lieu d’édition : Paris
- Date de parution : 16 janvier 2025
- ISBN-13 : 9782368468258
- ISBN-10 : 2368468250
- Nombre de pages : 144
- Prix public TTC : 20,00 €
