Avec Ivo a mis les voiles, publiée aux éditions Sarbacane, c’est à une belle balade brésilienne que nous convie Nicolaï Pinheiro, où les rencontres comptent plus que les paysages. Subtil et juste.
Amis lecteurs d’Unidivers nous souhaiterions faire appel à votre immense culture et votre amour du partage : pourriez-vous traduire en brésilien, les termes de « road-movie » ? C’est bien de cela qu’il s’agit avec cette très belle BD, Ivo a mis les voiles. L’auteur, Nicolaï Pinheiro, né à Rio dans une famille franco-brésilienne, nous emmène en effet faire un très long périple dans son pays natal mais un circuit loin des routes traditionnelles, préférant explorer la campagne profonde, celle des perdus, des oubliés, des pauvres.
Le voyageur s’appelle Pedro, jeune carioca, au visage sombre, taiseux, inexpressif. Un regard qui semble chercher le vide, le néant. Son moyen de locomotion : une vielle guimbarde qui démarre quand elle le veut bien. Son compagnon de route, car dans tout périple, la compagnie est préférable : une jeune femme, aussi mystérieuse que son pilote mais beaucoup plus parlante, rieuse, enjouée. La très belle Vania, dont on devine peu à peu qu’elle fuit sa famille. Mais elle ne sera pas la seule compagne, car en empruntant les chemins de traverse, on rencontre aussi des gens un peu de travers dans la vie. Ils monteront sur les sièges passagers et puis repartiront comme ils sont venus, avec leurs histoire, leurs mystères. Gabriel, Kadu, Valdo. Chacun son existence. On la partage parfois un peu mais finalement, on l’affronte seul, sur le bord de la route, quand la voiture, lorsqu’elle veut bien démarrer, s’enfuit vers l’horizon.
Pour partir ainsi, il faut aussi un motif: il nous est donné dès la première page, « Ivo est mort quelque part au Brésil », une affirmation attestée par un certificat de décès, reçu par sa sœur. Qui est Ivo pour que Pedro prenne immédiatement la route, sans le sou et sans adresse certaine ? Ivo, on va le découvrir peu à peu, est cet homme solitaire, taiseux, décédé dans un coin paumé du Brésil, où il ne devait pas être. Alternant les séquences par de pertinents flash-back, le lecteur découvre que Ivo, fumeur invétéré atteint d’un cancer de la gorge, a lui aussi pris une dernière fois la tangente, remontant le temps, à la recherche de son épouse, de ses amis, de son passé.
Pedro et Ivo, deux hommes mystérieux, au caractère proche, voire identique, sur les routes de l’arrière pays brésilien, mènent à quelque temps de distance une sorte de périple initiatique pour l’un, de voyage rétrospectif pour l’autre. Deux voyages où les amitiés, les amours comptent plus que tout. On s’attarde alors un peu sur ces personnages secondaires attachants, la plupart marginaux, dont on découvre quelques détails de leur vie par une photographie, format 7X9, et un petit CV qui résume en quelques mots les faits majeurs d’une existence souvent triste et misérable. Comme une fiche anthropométrique de personnages prisonniers de leur condition sociale.
C’est doux et c’est tendre. C’est plein de silences et de mots justes. C’est d’une pudeur à faire tomber les masques. C’est juste et c’est vrai. C’est bienveillant et nous invite à nous nous nourrir de nos rencontres, lointaines ou même furtives. On s’installe à notre tour dans la voiture, observant ces occupants éphémères pour tenter de découvrir leurs fêlures.
Certaines Bd donnent le sentiment d’être écrites comme un roman: style littéraire, construction, approche des personnages. Ivo a mis les voiles fait partie de ces livres structurés, écrits. On découvre à la fin de la lecture, sans surprise, qu’il s’agit d’une adaptation d’un roman brésilien Cemitério de navios un roman de Mauro Pinheiro publié en 1993.
Le dessin de Nicolaï Pinheiro remplace parfaitement les mots et comble à la perfection les silences, les sous-entendus, les non-dits. Aussi pudiques et taiseuses que les caractères des deux voyageurs, les couleurs à dominante ocre, sont sourdes et emplies de la chaleur et de la modestie des lieux. Pas d’exaltation, ni d’exclamation dans ce pays traversé, loin du tourisme et des images traditionnelles. Il faudra attendre les deux dernières pages pour que le bleu éclatant du ciel et de la mer prennent le pas sur l’obscurité. Deux dernières pages et la couverture magnifique comme un trompe-l’œil ou comme une fin heureuse où chacun marche l’un derrière l’autre. Telle une cordée.