L’Année Fantôme de Didier Tronchet, c’est une année rayée d’une vie, celle d’un humoriste populaire qui va aller à sa recherche pour retrouver ses vraies racines. Et sa famille.
Voilà un personnage qui ne cherche pas à se rendre sympathique. Page 12, il vous irrite, page 42, il est insupportable et page 75, il vous donne des envies de meurtre. Même son visage, et son fameux nez tordu cher à Tronchet, est détestable. C’est simple : vous connaissez le gentil et tendre humoriste, François Morel, ancien Deschiens, qui a écrit la préface ? Le « héros » de l’album, Gilles Collot-Sopiédard, la quarantaine, humoriste détenteur d’une rubrique quotidienne dans un journal national, est son exact contraire. Il doit sa réussite à son cynisme, à sa méchanceté gratuite, à son sentiment de toute puissance. Il s’en délecte, s’en glorifie, détruisant par sa plume des existences jusqu’à ce qu’une séance avec sa psy (tiens pourquoi se rendre chez une psy quand on est si sûr de soi ?), va le faire basculer sur son passé.
Bascule, un mot-clé dans la vie de l’humoriste, un mot-clé dans cette BD qui va quitter la superficialité d’une vie parisienne pour un voyage vers les terrils du Nord puis vers des pays de lavande. Un voyage dans l’espace qui recoupe un voyage dans le temps. Comment Gilles Collot-Sopiédard (lisez en commençant par le patronyme pour comprendre le sens caché de ce curieux nom), un enfant amoureux des images de Poulbot, est-il devenu cet incommensurable imbécile, usant et abusant de l’humour ?
On ne présente plus Didier Tronchet au dessin si identifiable et qui depuis plusieurs albums, l’âge aidant, se livre de plus en plus intimement. Le fils du Yéti évoquait la disparition de son père, Robinsons père et fils décrivait une expérience sur une île avec son fils. Il semble aller encore plus loin dans cette BD. On a le sentiment qu’il mène ici, dans la quête de l’humour et de sa définition, une forme d’introspection. « Quel manque profond se cache derrière ce désir d’exister qui trouve son expression dans l’humour ? » déclare-t-il. Cette interrogation, Collot-Sopiédard la fait sienne en quittant son habit de lumière médiatique pour reprendre celui de l’enfant qu’il a été, lui qui avec sa famille, a visiblement effacé une année de sa vie, cette fameuse « année fantôme », l’année 1986, restée sans archives photographiques.
Le lecteur suit alors avec beaucoup de tendresse la transformation d’un homme détestable en adulte à la recherche de son identité et de la faille qui a bouleversé sa vie et sa personnalité. L’humour se révèle n’être qu’une carapace contre la douleur d’un secret familial. Un exutoire. Ce cheminement prend les allures d’une quête policière avec son suspense et la résolution de son énigme finale et de sa morale : on peut tenter d’oublier sa famille mais on ne peut jamais l’effacer totalement.
Le dessin de Tronchet est habituellement caricatural et convient parfaitement à la vie superficielle du journaliste humoriste mais peu à peu les couleurs s’ajustent aux états d’âme du personnage central. À l’intérieur d’une même page, la couleur dominante chère à Tronchet, dont ses fameux jaunes de fond, change et par mimétisme l’ironie cinglante se transforme en tendresse. Toujours cette bascule, dont on demande à quel moment elle transforme la vraie vie du dessinateur en celle de Collot-Sopiédard. Quand le récit fictionnel devient-il réel ? Ou inversement.
Sous des aspects triviaux, Tronchet nous livre ici surement son ouvrage le plus dérangeant, le plus intime aussi passant de la mauvaise gaudriole à une ludique séance de psychanalyse. Le dessin lui permet simplement d’exagérer les traits pour maintenir la distance et éviter la grandiloquence.
Tronchet déclare souvent vouloir établir une complicité avec le lecteur. Avec L’année Fantôme, il atteint parfaitement cet objectif sans pathos mais avec une grande tendresse.
L’année Fantôme de Didier Tronchet. Éditions Dupuis, collection “Aire Libre”. 2023. 192 pages. 27€.