Le sport dit beaucoup d’une société. Aux États-Unis, la boxe au début du XXème siècle raconte la ségrégation raciale. La vie de Jack Johnson, champion du monde noir, exceptionnellement narrée et dessinée par Adrian Matejka et Youssef Daoudi dans Le Dernier Debout aux éditions Futuropolis, nous frappe à l’estomac. Nous laisse K.-O.
« Le combat du siècle » une expression bien connue qui désigne un combat de boxe, qui s’est déroulé le 8 mars 1971 à New-York, opposant Mohamed Ali et Joe Frazier. Pourtant l’expression avait vu le jour soixante ans plus tôt, le 4 juillet 1910, pour un autre combat disputé à Reno, dans le Nevada opposant deux boxeurs à figures de symboles. À ma gauche, Jack Arthur Johnson, champion du monde des poids lourds. À ma droite Jim Jeffries, ancien tenant du titre, combattant sorti de sa retraite. Seize mille personnes déchaînées attendent le début du match sous un soleil de plomb. Un Noir contre un Blanc, un singe contre un tigre comme l’écrit Jack London, laissant le soin à chacun d’identifier l’animal. Prévu en quarante cinq rounds, celui-ci va s’achever en quinze reprises.
Ce n’est pas ce combat que raconte cet incroyable roman graphique mais celui de la ségrégation raciale. Bien sûr les coups sont donnés, la tête bascule en arrière sous le poids d’un uppercut, le sang coule des lèvres tuméfiées mais plus que la violence des coups Le Dernier Debout dit la violence des mots, des cris. Obscènes, primaires, vitupérés, ils sortent de bouches édentées, déformées par la haine. Ce sont eux, ces hurlements qui traversent les pages de la noirceur de leurs caractères. Gigantesques et gras ils sont à l’échelle de la colère de ces blancs qui se régénère à la légalisation de la ségrégation raciale autorisée en 1896 par la Cour Suprême : « séparés mais égaux ». Égaux ? L’histoire de Johnson démontre que ce principe n’est pas celui qui régit l’existence d’un enfant noir né de parents affranchis après l’abolition de l’esclavage. À défaut de chances égales, Johnson va se construire sur une foi inébranlable en ses capacités physiques naturelles :
« Je ne suis pas assez idiot pour croire que j’étais promis à un destin particulier. On devient ce que l’on est à partir des matériaux dont on dispose ».
Ses matériaux, ce sont ses muscles, sa puissance, sa pugnacité mais aussi cette force mentale que démontre à merveille le récit d’Adrian Matejka. La boxe n’est que le prétexte et le fil conducteur de l’histoire de la destruction progressive mais inéluctable d’un homme noir qui se révèle supérieur aux blancs. Johnson ne rêve pourtant que d’être un américain comme les autres. Il aime son pays qui entre de plein pied dans le capitalisme : les films de ses combats lui rapportent un maximum d’argent, la vitesse des bolides le séduisent, comme les femmes avec lesquelles il peut être tendre ou violent. Son pays a le mérite à ses yeux de pouvoir le rendre riche à défaut d’être aimé.
Une telle existence richement documentée par de nombreux ouvrages ne pouvait faire l’objet d’une BD traditionnelle. Le texte du poète afro-américain Matejka mène la danse en phylactères traditionnels comme en textes pleines pages à la typographie changeante auxquels le dessin de Daoudi s’adapte à la perfection, tantôt réaliste et précis, tantôt évanescent et symbolique. C’est brutal, violent, fracassant comme les coups portés par le géant de Galveston et on se tient parfois dans les cordes, sonné par une ségrégation qui invente la Color line pour éviter le combat de blancs contre des noirs ou la loi Mann pour empêcher les mariages interraciaux. Johnson a de multiples ressemblances avec le boxeur Panama al Brown dont Alex W. Inker avait raconté la vie dans la BD éponyme. S’extraire de sa condition première, de noir ou d’homosexuel, s’accompagne de violences physique comme morales. La boxe est le vecteur parfait de cette violence et la mise en page exceptionnelle de Le dernier debout se tend au fil des rounds. Jusqu’au K.-O. final.
Les pages de la BD refermées, on entend encore les cris de haine et les insultes proférées à l’égard de Jack Johnson. Un siècle plus tard, ils résonnent toujours dans des stades de football accompagnés de cris de singe. Comme si l’humanité ne progressait pas.