Conte onirique, fable moralisatrice, thriller palpitant, Pelaez et Sénégas, en mélangeant les genres avec Épouvantail, nous emmènent à la découverte d’une amitié entre une petite fille et un mannequin de paille. Remarquable et déstabilisant.
Un épouvantail. Difficile de trouver un objet plus statique que cette silhouette faite pour effrayer les oiseaux. Et épouvanter parfois les lecteurs quand son allure ressemble à celle d’un personnage de Tim Burton et de son inquiétant Monsieur Jack. Avec cette référence graphique au scénariste – réalisateur, on devine que l’épouvantail du titre et de la couverture, ne saurait rester immobile bien longtemps. Personnage à part entière du haut de sa colline, il entend et voit beaucoup de choses avec ses yeux faits de boutons cousus. Il a assisté notamment à un accident mortel de la route et depuis il a mal au ventre. Mais bouche cousue par un fil de couturière, il ne peut parler, se livrer, surtout pas aux adultes qui le craignent et le méprisent. Jusqu’au jour où une petite fille espiègle, délurée, impertinente décide de faire de ce personnage hostile, un confident voire un ami. Petite fille, Lily n’est pourtant pas une enfant ordinaire. Comme disent son père et sa belle mère, elle est « différente ». Solitaire, dotée d’une imagination débordante, elle vit dans l’attente du retour impossible de sa mère, une femme elle aussi différente, un peu magicienne capable de remuer l’eau d’un étang, de faire souffler le vent, d’animer des poupées de bois et de tissu.

« On ne choisit pas notre famille. Ni ce qui nous arrive de bon ou de moins bon … Mais les amis ça, ça dépend nous », déclare Lily à l’épouvantail qu’elle va contraindre à devenir son confident après l’avoir quelque peu martyrisé et menacé. Il a pourtant tout pour faire peur à une enfant ce personnage au sourire couturé et aux yeux amovibles. Terrifiant il va, peu à peu, subjugué par la petite fille insolente, se transformer en confident et révéler des secrets. Lily va même lui donner un nom : Théo en référence au philosophe grec, Théophraste. Mélange de réalisme et de fantastique le récit oscille ainsi entre poésie, terreur. Il quitte le domaine de la fable pour devenir un implacable thriller qu’annonce l’arrivée discrète des gendarmes dans la ferme du père de Lily.
Philippe Pelaez, scénariste notamment du western Six et d’une histoire de science fiction avec Neuf, écrit un récit qui amène le lecteur à traverser de multiples thèmes : imaginaire enfantin confronté au réalisme du monde des adultes, amitié onirique, terreurs psychologiques. Les pages noires et blanches et les traits de Stéphane Sénégas, nous transportent ainsi d’un conte pour enfants à une fable terrifiante où les morts sont rarement naturelles. Dès les pages d’ouverture, le dessinateur nous subjugue par son trait et sa capacité à évoquer le surnaturel. Les corbeaux à la Hitchcock croassent dans nos oreilles, à nous percer les tympans. La maman de Lily revient danser sur l’étang dans un bal aérien et poétique. Les silhouettes hiératiques des arbres sont les veilleurs des drames humains. Le contraste des ombres et de la lumière agite notre imagination.

La face de Théo comme dans un film d’animation, passe de la terreur à la douceur.
Le lecteur suit le chemin inverse en découvrant peu à peu la vérité sur des événements pas si anodins que cela. La fable devient morbide, les masques les plus intimes, y compris celui des gendarmes, tombent peu à peu révélant une humanité fragile. L’enfance s’avère n’être pas un monde idéal, naïf, mais un univers capable de déceler la magie ou la noirceur du monde que des mots d’adultes ne parviennent pas toujours à décrire.
Lily et Théo forment alors un couple inoubliable comme savent les inventer les auteurs de fable et de contes, un genre à destination parfois des seuls adultes. Quand la mort s’invite à la morale finale.

Épouvantail. Scénario de Philippe Pelaez. Dessin de Stéphane Sénégas. Éditions Dargaud. 168 pages. 24,50€. Parution : . Lire un extrait
